XunZi et la Rectification des Noms (2/2)

On trouve dans le livre attribué à XunZi un chapitre intitulé la Rectification des Noms. Attribué à XunZi parce que tous les ouvrages qui datent de la période des Printemps et des Automnes (781 à 476 avant notre ère) ou de la période des Royaumes Combattants (476 à 221 avant notre ère), sont en réalité souvent des compilations et non des livres qui ont été pensés dans la forme que nous avons actuellement. C’est le cas de tous les livres attribués à des écoles : le Mozi, le Chouang Tseu, le Mencius, et également le XunZi. Ce sont, à la base, des corpus de textes plus ou moins épars qui ont été compilés à la période des Han en des volumes uniques. Cela donne beaucoup de travail aux philologues qui peuvent passer des carrières à démêler les échevaux pour savoir dans quel ordre les textes ont été écrits, qui en seraient les véritables auteurs, et quelles sont les indices historiques qui permettent d’y voir plus clair.

La période des royaumes combattants voit également un changement important : un changement de support. Jusque là, les textes étaient écrits sur des baguettes de bambous reliées entre elles ; on vit désormais apparaître les rouleaux de soie sur lesquels on écrivait au pinceau. Le changement est manifeste dans la longueur des textes : aux propos ramassés, parfois au prix de l’obscurité, des périodes les plus anciennes, on voit peu à peu apparaître des textes beaucoup plus longs, qui laissent plus de place aux ornements et aux raisonnements.

Le traité sur la Rectification des Noms se trouve inséré dans le livre regroupant tous les textes attribués à Xun Zi et à son école, au chapitre 22. Les philologues estiment qu’il a été écrit dans la dernière partie de son existence, alors qu’il était haut fonctionnaire, quand le philosophe avait soixante ou soixante-dix ans. C’est un ouvrage qui est réputé pour être le pinacle de sa pensée, et pour avoir développé un concept qui, certes, existait déjà, mais en le portant à un nouveau degré d’abstraction.

Le concept était connu chez Confucius, mais concernait, comme on l’a vu, uniquement les questions rituelles et les questions d’accord entre la fonction et la personne. C’est la fameuse phrase : « [il faut] que le seigneur soit un véritable seigneur, que le ministre soit un véritable ministre, que le père soit un véritable père, que le fils soit un véritable fils » (Entretiens, XII, 11). Quand on occupe une fonction, il faut vraiment l’occuper et non faire semblant.

XunZi va faire éclore le concept et proposer une réflexion sur la rectification des noms qui va raisonner à travers la philosophie chinoise pendant des centaines d’années.

John Knoblock, le spécialiste de XunZi à qui l’on doit la principale traduction de l’ouvrage, propose de considérer trois parties principales dans cette approche de la rectification des noms :

1. S’occuper des noms tels qu’ils ont été établis par les rois de l’Antiquité

2. S’intéresser aux noms pour désigner les myriades d’objets.

3. S’intéresser aux noms dans leur dimension technique.

Pour le dire de façon plus contemporaine : XunZi va s’intéresser à une dimension politique, puis à une dimension pragmatique et enfin à une dimension philosophique.

« S’occuper des noms tels qu’ils ont été établis par les rois de l’Antiquité », c’est la dimension politique. A ce sujet il y a un consensus à l’époque de XunZi comme à l’époque de Confucius pour dire que le système politique qui les a précédé était supérieur. Car l’époque qu’ils traversent est extrêmement troublée : à l’effondrement de la monarchie des Zhou de l’ouest a succédé une multitude de royaumes qui cherchent un nouvel équilibre politique sans jamais le trouver plus de quelques années. D’où la tentation de se dire qu’il y avait quelque chose qui fonctionnait, et qu’il s’agit de le retrouver. C’est en réalité occulter une autre question, au moins aussi importante : si ça fonctionnait aussi si bien que ça, pourquoi cela s’est-il effondré ?

« S’intéresser aux noms pour désigner les myriades d’objets » : c’est la dimension pratique du langage. La myriade (万 : dix mille), est le plus grand chiffre de base de la numération chinoise, un peu comme le million dans la culture occidentale. Dire « les dix mille choses », c’est dire la multitude.

A ce niveau, la problématique est simple : qu’est-ce qu’un nom ? Si j’appelle un tableau un tableau, qu’est-ce qui fait que c’est un « bon » mot ? Lorsqu’on a identifié un nouveau concept et qu’on veut inventer un nouveau mot pour le désigner, quels vont être les critères qui vont permettre de déterminer si le mot est adéquat ou pas ?

Enfin, « s’intéresser aux noms dans leur dimension techniques », c’est la dimension philosophique. C’est essayer de comprendre tous ces termes qui sont un peu abstraits et qui sont sources de confusion dès qu’on oublie de les préciser. Chez XunZi cela prend la forme d’une série de paragraphes qui traitent des différentes questions philosophiques qu’ils considèrent importantes à son époque. C’est une démarche très importante parce que c’est en fait le cœur de la démarche de la rectification des noms : c’est le rôle du philosophe, de l’intellectuel, de l’écrivain, en un mot du lettré, que de s’intéresser aux mots et aux idées afin de les cartographier au mieux, pour l’utilisation de tous.

Examinons ces points un par un.

La dimension politique

Le traité commence par le problème de la dimension politique. XunZi explique comment se comportaient les rois des dynasties précédentes, ce qui a été abandonné et pourquoi le chaos s’est installé.

XunZi commence par poser les bases de son raisonnement. Les rois sages utilisaient les noms créés par la dynastie Xia, les lois criminelles des Shang, les titres nobiliaires et les rites de Zhou. Autrement dit : ils étaient fidèles à ce que chaque dynastie été censé avoir légué de meilleur.

Comme on l’a expliqué, la période que vit XunZi est loin d’être fidèle à cet héritage. Le roi Zhou ne règne plus que sur un petit territoire et les autres royaumes se battent pour l’hégémonie.

XunZi commence donc par expliquer le processus qui a mené à cette dégénérescence :

Les querelles sans fin et la création de noms de façon incontrôlée brouillent la compréhension des usages corrects des noms et les frontières entre le bien et le mal sont peu claires. Lorsque les gens ne comprennent plus l’usage correct des noms, ils deviennent méfiants. Lorsque les gens sont méfiants les disputes augmentent. Lorsque les disputes augmentent, les litiges augmentent également.

Si le pays est traversé par les troubles, il faut donc remonter à la cause première, trouver la racine et s’assurer qu’elle ne continue pas à ébranler le système. La racine est simple : c’est la création désordonnée de noms qui amène la confusion quant à leur correcte utilisation.

Autrement dit, pour XunZi, le langage précède l’ordre social : il le fonde.

Devant ce constat, le vrai roi n’a qu’une chose à faire : empêcher l’utilisation désordonnée de la langue. XunZi va jusqu’à dire que celle-ci doit être punie sévèrement, autant que l’est « la fabrication de fausses licences ou la falsification des poids et des mesures ». On voit là les traces de son passage dans le royaume de Qin et de ses théories draconiennes. Le jeune XunZi, en bon disciple de l’école confucéenne aurait été horrifié de ces propositions.

Il poursuit en expliquant que si un vrai roi devait arriver, il devrait garder certains noms anciens et probablement en inventer de nouveaux : autrement dit, il devrait passer par une certaine période de mise en ordre.

Arrive alors la seconde question : comment bien choisir les noms ? Sur quels critères se fonder pour établir des noms qui établissent des bases saines ?

La dimension linguistique

Xun Zi va développer une théorie du langage et une théorie des mots, afin de nommer les « myriades d’objets ».

Il va dire deux choses très importantes.

La première, c’est que le rapport entre le nom et la chose est de l’ordre de la convention. En cela, on voit qu’il a bien assimilé les théories mohistes. On a quitté le théorie « magique » de la langue dans laquelle le mot est la chose, pour entrer dans une théorie écrite de la langue, où le lien entre le mot et la chose relève de la convention. Un mot est une étiquette posée sur la chose et il est possible de changer les étiquettes.

La seconde, c’est que, lorsqu’on choisit une nouvelle étiquette, elle doit avoir trois caractéristiques : il faut « qu’un nom soit direct, simple et qu’il ne soit pas en conflit avec la chose ». (XunZi 22 2.G)

Direct ? Pas besoin de se cacher derrière du jargon ou des périphrases. Pour reprendre l’expression française, il faut appeler un chat un chat. Pas besoin d’appeler un chat un « quadrupatosfelinochatus ».

Facile à comprendre : le langage est un outil qui doit être utilisable par le plus grand nombre. Par conséquent, il faut que le plus grand nombre puisse comprendre et apprendre assez facilement les nouveaux mots lorsqu’ils sont mis sur de nouvelles réalités.

On a vu cela avec la pandémie. Chaque variant du covid 19 a un nom scientifique, utile pour le classifier d’un point de vue virologique, mais un rien difficile à retenir pour le grand public. Pour palier à ce problème, les dirigeants et la presse ont commencé par donner à chacun des variants le nom du pays d’où il était issu, puis une lettre grecque. Pour le citoyen de base, il est plus facile de retenir « variant delta » que « B.1.617.2 ».

Pas en conflit avec la chose : étant donné que le langage est là pour dire la vérité, c’est à dire, pour reprendre les termes d’Aristote, pour dire que « ce qui est, et que ce qui n’est pas n’est pas » (Métaphysique, Livre IV, ch. 7, 1011b 25), si le nouveau mot qu’on créé et qu’on commence à l’utiliser pour essayer de nous induire en erreur, alors il y a quelque chose de fondamentalement erroné.

Knoblock donne l’exemple suivant : il ne faut pas appeler une île couverte de glace « île verte ». C’est pourtant ce que l’on fit en appelant le Groenland, mot qui signifie littéralement l’île verte. On peut trouver des multitudes d’exemples où on nomme les choses en essayant de masquer la vérité, ce qui constitue une faute morale. A nouveau parce que les langage et les noms étant à la base de l’ordre social, au sens d’organisation de la cité, « mal nommer les choses, c’est amener du malheur au monde ».

La dimension philosophique

La dernière partie du traité de Xun Zi est une partie qui est à la fois difficile et simple. Difficile, parce que, si on essaye de rentrer dans le détail de ce qu’il dit il faut s’intéresser de façon très poussée 1. à la philosophie chinoise 2. à la langue chinoise classique et 3. au contexte historico-politique dans lequel il écrit (ce qui n’est pas notre sujet ici). On peut néanmoins faire un pas en arrière et voir ce qu’il est en train de faire. En réalité, il dresse un lexique des termes qui prêtent à confusion à son époque : il fait de la rectification des noms appliquée.

Ce faisant, il reprend à nouveau quelque chose qui vient de l’école mohiste. La partie consacrée à la logique dans l’ouvrage intitulé MoZi comporte deux parties : la première donne les définitions tandis que la seconde s’intéresse plus à la théorie. C’est un exercice similaire auquel s’adonne Xun Zi : prendre un concept et y réfléchir autant que faire se peut.

Il commence par exemple sur une toute réflexion sur la « nature humaine » (性). Qu’est-ce qu’on entend par là ? Quelles sont les caractéristiques de cette idée ? C’est une exploration qui se déroule à un moment spécifique, à travers une langue spécifique. On peut l’utiliser aujourd’hui pour alimenter notre réflexion sur la nature humaine, mais ce qui nous intéresse ici c’est la démarche générale.

Car elle montre au final la grande fonction des intellectuels, des écrivains — des lettrés. Explorer les mots, explorer les concepts et les cartographier, de manière à fournir à la société, dans son ensemble à et à ses différentes composantes, des cartes du langage.

Leur rôle est de s’emparer de tous ces mots qui circulent dans l’espace public et qui sont suffisamment flous pour risquer d’alimenter la chaîne néfaste dont parle XunZi.

Dans cette perspective, la rectification des noms est un devoir moral qui s’impose au lettré. Sans cela la confusion s’installe, le peuple ne comprend plus, la méfiance grandit et les disputent se multiplient.

Sources :

Sur XunZi, le meilleur ouvrage est la traduction en trois volumes de John Knoblock, Stanford university Press. Il inclut une biographie détaillée ainsi que la traduction complète de l’ouvrage. Malheureusement difficile à trouver à un prix abordable ; on rêverait que de tels ouvrages soient disponibles pour le grand public.

John Knoblock est également l’auteur d’un article intitulé The Chronology of Xunzi’s Works, publié dans Early China, 1982–83, Vol. 8 (1982–83), pp. 29-52, par Cambridge University Press, et disponible sur : https://www.jstor.org/stable/23351544

Sur la période des royaumes combattants, The Cambridge History of Ancient China (Cambridge University Press, 1999), notamment les chapitres 9 et 10.

Anne Cheng consacre un chapitre à XunZi dans son Histoire de la pensée chinoise (Points Essais), chapitre 8 (mais je recommande de lire le chapitre 9 avant pour voir l’ambiance que trouve XunZi lorsqu’il arrive dans le royaume de Qin, où règne l’école dite des légistes).

Anne Cheng rappelle que la première biographie de XunZi se trouve, comme pour celle de Confucius, dans le Shiji (Mémoires historiques), au chapitre 74.

Image : Philg88, CC BY-SA 3.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0, via Wikimedia Commons

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