Bienvenue à Wokeville : Episode 4 – Les courses

En novembre 2018, je suis parti vivre dans le Massachusetts pour des raisons familiales. J’ai aménagé dans l’ouest de l’état, une zone un peu enclavée, bien loin de Boston et de la mégapole de la côté. J’ai vécu six mois dans une ville qui avait été un centre extrêmement important de la région jusque dans les années cinquante, et six mois dans une petite ville que je ne nommerai pas ici explicitement, et que j’appellerai Wokeville.

Pendant cette année-là, j’ai vécu dans un monde que je n’imaginais pas exister, une sorte d’univers parallèle totalement surréaliste, une des villes dans lequel le mouvement woke s’épanouit à l’état chimiquement pur. J’ai tenu six mois.

Wokeville ressemble à une carte postale. Y venir pour quelques jours, c’est se promener dans un joli coin de la nouvelle Angleterre. Pour peu qu’on séjourne à l’hôtel du centre ville, un bâtiment historique aux chambres luxueuses qui dispose d’un vieux restaurant avec une cheminée et un long comptoir en bois, on a l’impression de voyager dans l’Amérique d’avant la Première guerre mondiale, une Amérique qu’on voit dans les films et qu’Hollywood avait contribué à mythifier.

Mais c’est une carte postale dans laquelle vivre aujourd’hui devient très vite compliqué. On y trouve un condensé du vade-mecum de l’urbanisme moderne. Avec en premier lieu, une détestation de la voiture.

Élément pourtant indispensable de la vie américaine, tant les distances sont vite importantes et les espaces urbains étalés à n’en pas finir. Mais à Wokeville, les voitures, on n’aime pas. Ce qui n’empêche pas tous les habitants d’en avoir au moins une. Moralité : presque aucune place de parking disponible, et une sorte de jeu de chaises musicales qui a commencé il y a plusieurs années et qui ne s’arrête jamais.

Nous habitons un appartement dans une petite maison, et nous n’avons pas de place de parking attitrée. Ni même de parking réservé à la résidence. On peut se garer dans la rue qui se trouve devant la maison, gratuitement, mais il n’y a pas assez de place pour tout le monde. Le dernier arrivé récupère le mistigri : il devra garer sa voiture plus loin, revenir à pied, et s’assurer d’être reparti avant sept heures, heure à laquelle les parcmètres se remettent en route.

Car chaque petit espace où l’on peut se garer est jalousement gardé par un parcmètre, limité à deux heures de stationnement. Et gare à celui qui dépasse ! Un matin, alors que j’étais allé à ma librairie favorite (celle en sous-sol), j’ai dépassé le temps de parcmètre de deux minutes. Je suis revenu à onze heures deux, alors que j’avais payé jusqu’à onze heures. J’avais déjà une amende.

En ville, il n’y a d’ailleurs qu’un seul parking à ciel ouvert, lui aussi plein à craquer à partir de neuf heures du matin. L’alternative : le parking couvert, qui se trouve derrière le petit centre commercial, et qui en réalité ne nous arrange pas tant que ça étant donné qu’il est à cinq minutes de la maison. Autant venir à pied.

Autre amusement de la vie locale : les laveries. Il n’y en a pour ainsi dire pas. Or voilà que notre bail spécifie que nous n’avons pas le droit d’avoir une machine à laver le linge. Comment faire ? La seule laverie se trouve en ville, à côté du parking, qui est toujours plein. Avec un bébé à la maison, les besoins de linge propre augmentent vite.

La seule solution : prendre la voiture et aller au centre commercial de l’autre côté de la ville, où se trouve l’autre laverie des environs. Vingt minutes aller, vingt minutes retour. Très pratique.

Aussi pratique que les poubelles, qui sont une autre grande aventure. Wokeville est une ville verte : on trie, on trie, et on trie le tri. Il y a même une société qui sillonne la ville avec des vélos pour venir ramasser tout ce qui peut être composté (moyennant un abonnement bien sûr). Derrière la maison, plusieurs poubelles pour recycler les cartons, mais, bizarrement, peu de ramassage. Dès qu’il pleut, les cartons se mettent à pourrir et transforment l’allée en un vaste champ de gadoue.

Mais avec tout ça, les poubelles « normales » sont un vrai casse tête. Il n’y a pas de camion poubelle qui passe pour ramasser les ordures. Il faut les amener dans un container qui se trouve au fond du parking. En plein hiver, le trajet total prend un peu moins de cinq minutes aller retour. Autant dire qu’il est courant de voir les voisins laisser leurs ordures sur le pas de la porte, en attendant de trouver le courage de sortir.

Un jour, on nous explique que le container nous est désormais interdit. Il est réservé aux locataires de l’immeuble suivant, immeuble un peu plus luxueux que le nôtre : c’est eux qui disposent également d’un parking privatif où il nous est strictement interdit de nous garer.

Notre container à nous se trouve un peu plus loin, après le terrain qui est au bout de notre complexe, après la zone de boue permanente.

Un matin, je dois sortir une petite poubelle avec une belle couche fraîche. Il neige à moitié, il fait froid, ma femme est déjà en retard. Je cours jeter la poubelle, et, horresco referens, je l’ai mise dans le container interdit. Parce qu’il était plus près. Parce qu’il faisait froid. Parce que j’avais autre chose à faire et que la poubelle en question n’était vraiment pas grande.

Que n’avais-je pas fait ! Voilà qu’une femme en vélo, venant de l’immeuble luxueux, passe à côté de moi et m’engueule parce que ça n’est pas notre container. Mieux (ou pire) : on reçoit dans les heures qui suivent un message pour nous rappeler où se trouve notre container (le bon).

Histoire anecdotique ? Pas tant que ça. Parce qu’elle révèle l’attitude des Américains face à la loi. Héritiers de l’empire romain (dont ils partagent jusqu’aux symboles et les institutions : voir l’aigle ou le sénat), ils trouvent évidente la maxime latine « dura lex, sed lex ». La loi est dure, mais c’est la loi. Et ils n’hésitent pas à réprimander tous ceux qui s’en écartent d’un pouce. Il suffit d’imaginer que la loi devienne folle pour entrer aussitôt dans un roman dystopique de première qualité, où des centaines de personnes se feront une joie de l’appliquer avec célérité.

J’ai vécu une situation encore plus ubuesque en période covidienne, alors que nous étions en train de visiter la résidence d’un ancien président américain. L’entrée se fait au pied d’une colline, il faut monter un grand escalier pour arriver à une plate-forme avant de prendre un petit train pour aller jusqu’au bâtiment principal, qui se trouve au sommet.

La caisse se trouve tout en bas. Je paye, on m’envoie un ticket électronique par email (pour éviter d’avoir à toucher quoi que ce soit). Je monte le grand escalier avec la poussette, on attend la navette. On me demande mon billet. J’essaye d’ouvrir la pièce jointe : pas de réseau. On me dit oui, ça arrive souvent, ça capte mal ici. Il faut redescendre au niveau du guichet. Je redescend le grand escalier, et là je me rend compte qu’il a été séparé en deux : à droite la montée, à gauche la descente.

Fort bien.

Je vais au niveau du guichet, je télécharge le billet et je reviens. Comme il y a un petit groupe qui monte péniblement sur le côté droit du grand escalier, j’emprunte le côté gauche, où il n’y a strictement personne.

Grave erreur. Je me fais aussitôt rabrouer par l’employée alors que je suis déjà rendu au milieu de l’escalier. Je lui dis que j’étais là il y a deux minutes. – Oui, mais c’est uniquement réservé à la descente. – Mais il n’y a personne. – C’est réservé à la descente.

Je vois à son œil bovin qu’elle est prête à appeler la sécurité. Je redescend, j’avance de trente centimètres et je remonte l’escalier en passant par le côté droit. Je râle intérieurement, je sais que ça ne sert à rien de dire quoi que ça soit d’autre, mais intérieurement, j’ai déjà atteint le point Godwin.

Continuons nos courses à Wokeville en allant dans la biocope qui se trouve non loin de chez nous. A Wokeville, tous les magasins alimentaires sont plus ou moins des biocopes, et il faut se rendre en périphérie pour trouver un grand supermarché.

Qui dit biocope, dit alimentation de meilleure qualité ? Pas à Wokeville. Ici on est en terrain puritain, dont le principe de base est que si c’est bon, ça doit être mal. Le principe s’applique tel quel pour la nourriture, où quelque chose de sain est censé ne pas avoir très bon goût.

Voir par exemple ce collègue qui mangeait une sorte de boisson à base de protéines en poudre le matin. Voyant qu’il avait l’air de ne pas l’apprécier, je lui ai demandé comment c’était. Il me répond que c’était assez mauvais. Alors pourquoi le boire ? « Parce que c’est censé être healthy ». L’idée que ça puisse être healthy et tasty lui paraissait complètement étrangère.

Notre biocope est pleine de produits de ce style. Des trucs sains à peu près immangeables. Mais ça n’est pas pour ça que les gens viennent. Les gens viennent de toute la région pour les promotions. D’ailleurs c’est même dans le nom de la boutique, qui contient le mot « steal ». Non pas dans le sens de « vol » mais dans le sens de quelque chose de vraiment pas cher du tout.

La raison de ces promotions imbattables ? La plupart des produits qui sont vendus ici sont périmés. La date sur le sachet est dépassée, mais les produits sont encore consommables : pourquoi les retirer du circuit de distribution ? Comme ça en plus d’avoir mauvais goût, ils sont de mauvaise qualité. Chips un peu rances ou snacks à base d’algues qui sont restés un peu trop au soleil, il y en a pour tous les goûts.

Et lorsque vraiment, la date de péremption est vraiment trop dépassée et que plus personne ne veut les acheter, le produit continue sa vie. Après la fermeture du magasin, ils sont laissé dans des cageots en plastique devant la porte du magasin, afin que les pauvres puissent venir se servir.

Sur le mur d’entrée de cet endroit magique, se trouve tout un tas de photos d’anciens clients. Pas des photos très flatteuses : des photos issues des caméras de surveillance. Pourquoi ? Parce que ce sont les gens qui se sont fait prendre à voler dans le magasin, et qui en sont désormais bannis. Le tout accompagné de commentaires désobligeants sur les différents délinquants. Acte délictueux bien sûr, mais ont-ils relevé l’ironie qu’il y a à se plaindre du vol dans un magasin dont le nom comporte littéralement le mot « steal » ?

Pas à Wokeville.