Le D de cauchemar

Il y a des mots dont l’orthographe a l’art de susciter des passions enflammées. Un exemple parmi d’autres : cauchemar, dont l’absence de D donne des sueurs froides à certains. Il fait partie de ces irrégularités de la langue française dont tout en nous crie le contraire de ce que nous sommes censés écrire. « Nous faisons, vous faisez ? » Non, dit-on à l’élève impatient, nous faisons, vous faites. « Nous sommes, vous êtez ? » Encore moins petit sacripant ! Nous sommes, vous êtes. (1)

Cauchemar fait partie de ces exceptions orthographiques qui semblent, à première vue, étranges. La plupart des écoliers ont envie de lui ajouter un D, et c’est une maîtresse patiente qui doit expliquer que non, cauchemar ne prend pas de D.

Mais d’où vient cette pulsion, cette envie de coller un D là où il n’en faut pas ?

Elle vient d’une règle très profonde, qui semble s’appliquer dans des centaines de cas – mais pas dans celui-là.

Cette règle veut qu’en français, les mots finissent par la consonne qui permet de bâtir les mots qui en sont dérivés.

Par exemple : petit. Petit se prononce en deux syllabes, et rien, a priori, ne nécessite qu’il se terminât par un T. Mais voilà qu’on a tout un tas de mots qui sont dérivés de celui-ci. Le féminin (petite) et l’adverbe (petitement). Idem pour grand : grande, grandement, mais également plusieurs verbes : grandir, agrandir, et partant de lui, d’autres dérivés comme agrandissement, voire, depuis que les manipulations photographiques sont aussi aisées qu’un clic de souris : « désagrandir ».

On pourrait continuer longtemps, et voir avec quelle régularité la consonne finale sert réellement à quelque chose : elle est la première brique des autres mots potentiels qui peuvent surgir de celui-ci.

En appliquant cette logique au mot cauchemar, le D devient absolument évident puisqu’on a deux autres mots assez courants qui sont basés dessus : « cauchemarder » et « cauchemardesque ».

Alors pourquoi refuser le D à cauchemar ?

Pour le comprendre, il faut commencer par jeter un coup d’œil du côté de son histoire. Force est de constater que son orthographe est loin d’avoir fait l’unanimité !

Les lexicographes ont d’emblée identifié deux problèmes. Le premier concerne la voyelle initiale : s’agit-il d’un o ouvert ou d’un o fermé ? La seconde concerne la prononciation de la dernière syllabe : avec un e ou sans e ? Ces deux paramètres se conjuguent pour nous donner quatre possibilités : 1. cochemar (retenu par le dictionnaire de l’Académie française de 1694) 2. cochemare (dans le dictionnaire de l’Académie de 1718) 3. cauchemar (première apparition dès 1677) 4. cauchemare (dès 1564).

Débat sur les voyelles, mais visiblement pas sur les consonnes : le D ne se trouve que peu fréquemment. Mais peu fréquemment ne veut pas dire jamais ! C’est au dix-neuvième qu’on le voit apparaitre de façon certaine et suffisamment récurrente pour qu’il soit noté.

La plus ancienne semble dater de 1717, dans le Dictionnaire françois et italien de Giovanni Veneroni. On trouve de nombreux exemples au XIXème, mais le plus fameux semble se trouver chez Victor Hugo, que l’on ne pourra pas accuser, horresco referens, de ne pas connaitre la langue française ou de la maltraiter.

L’affirmation, que l’on trouve dans un dictionnaire en ligne un peu méprisé mais consulté plus souvent qu’à son tour, mérite une petite enquête.

Le mot en question se trouve dans les Misréables (I, 7, 4) : « Ce cauchemard le frappa tellement que plus tard il l’a écrit. »

Si c’est vraiment ainsi que c’est écrit, est-ce une erreur de copiste ? Une erreur de typographe ? Ou était-ce l’orthographe choisie par l’auteur ? En l’occurrence il est facile de vérifier, puisqu’on dispose d’une large quantité de manuscrits de Hugo, l’un des premiers écrivains français à s’être intéressé à « l’œuvre en train de s’écrire ».

Le manuscrit des Misérables est composé de deux volumes reliés. En cherchant un peu, notamment grâce à la notice composée pour l’édition intégrale des œuvres du maître, on trouve le feuillet où se trouve le passage : le numéro 329, au recto.

Qu’y voit-on ? Un paragraphe corrigé, où le mot cauchemar a été ajouté à l’encre rouge. Comment est-il écrit ? On laissera aux graphologues le soin de juger : le mieux que le profane puisse dire, c’est que c’est peu clair. Il pourrait y avoir un D mal placé, à moins que ce ne fût un R un peu tordu. On peut comparer avec le graphème – ard de « tard », qui se trouve à la fin de la ligne suivante pour tirer la conclusion que l’on voudra. Le problème principal est que celui-ci est écrit à l’encre noire et fait partie du jet initial. La comparaison est hasardeuse.

D’ailleurs ce D, cette petite lettre qui ne nécessite que deux traits d’imprimerie, ne se trouve pas dans les éditions principales des Misérables. Ni dans l’édition intégrale de 1908, ni dans la version Pléiade de 1951 (p. 248).

Toujours est-il que cette orthographe, à l’époque, est attestée par ailleurs.

Mais alors pourquoi est-elle considérée comme fautive ? Pourquoi l’Académie, dans sa grande et immortelle sagesse, n’a-t-elle pas considéré bon d’ajouter la lettre pivot qu’elle admet parfaitement des centaines de fois pour d’autres mots ?

La réponse tient dans le débat qu’il y a entre deux écoles de lexicographie, deux écoles qui ont des arguments tout à fait valables, mais qui ont parfois du mal à coexister simultanément.

On pourrait appeler la première école « l’école de la langue présente ». Pour ses membres, la langue est un système qui fonctionne à un moment donné, dans un lieu donné, et qu’il s’agit de décrire au mieux. La langue a une histoire, mais elle fonctionne au présent, et c’est ce présent qu’il faut étudier.

La seconde école est celle des étymologistes. Plutôt que de considérer les mots dans le présent, ils veulent les considérer dans la durée. Le mot vient de quelque part, il a une histoire, une évolution, et il se trouve, par la force des choses, constitué d’une série de sédiments qui amènent chacun à sa manière, une dimension.

Ces deux écoles ont chacune une conception de l’orthographe. La première considère qu’une fois que les mots sont établis dans la langue française contemporaine, ils suivent les règles de celle-ci : peu importe leur histoire, peu importe d’où qu’ils viennent.

La seconde considère que les mots doivent refléter leur origine, et conserver, à l’écrit, une part de l’étymologie.

Le D du cauchemar se trouve au milieu du débat entre ces écoles. Disons-le d’emblée : c’est l’école des étymologistes qui a gagné.

Leur argument ? Le mot cauchemar est composé de deux parties. Coche, qui vient du Picard, et signifie « presser avec force », et mar, qui vient du néerlandais et qui signifie « fantôme », « succube ».

Le lien entre tout ça ? L’idée circulait en Europe que les cauchemars étaient causés par des esprits qui s’asseyaient sur la poitrine des rêveurs en pressant fort. Ils perturbaient le sommeil et causaient de mauvais rêves.

Le mot mar étant d’origine néerlandaise, il n’y a aucune raison de lui adjoindre une consonne qui n’était pas là à l’origine. Cauchemar s’écrit donc sans D, circulez, il n’y a plus rien à voir, et surtout pas de spectre dysorthographique.

Voire.

Car l’école de la langue présente aurait des arguments à faire valoir. Mar est un mot d’origine néerlandaise, mais voilà qu’il est désormais en terre française. Il lui faut se plier aux règles locales, l’une d’entre elles voulant que le mot se terminant par une voyelle comporte la consonne muette utilisée pour construire les mots dérivés. Est-ce si difficile à comprendre ?

Sans compter que personne n’entend « mar / fantôme » dans cauchemar. Cela fait des siècles que le signifiant a été décollé du signifié et qu’on lui en a collé un nouveau, qui n’a plus grand-chose à voir. Au point qu’il faut écrire des articles de près de mille sept cents mots pour expliquer pourquoi ça n’a rien à voir !

Les étymologistes ont gagné la première manche, mais il n’y a aucune raison que ce soient eux qui aient le dernier mot : le D de cauchemar est un projet d’avenir.


Notes

  • Certains combats sont perdus d’avance. Lorsque j’étais écolier, la maitresse nous apprenait encore à dire « nous sommes allés » au lieu de « nous avons été ». Le combat pour imposer le verbe être sur les verbes de mouvement a beau être pluri centenaire, il semble avoir été perdu (Imaginez que l’on disait autrefois « j’ai descendu dans mon jardin », et que c’était la forme acceptée ; tout le monde cueillait son romarin sans rien demander à Vaugelas, et tout était pour le mieux dans la meilleure des grammaires).
  • Ce débat est précisément le sujet du chapitre XXI (volume I) de mon livre intitulé l’Académie. L’ouvrage devrait être disponible dans le deuxième semestre 2023.

Sources

Pour une analyse du manuscrit des Misérables, voir la Préface dans les œuvres complètes, édition de 1908 :
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Mis%C3%A9rables_%281908%29/Tome_1/Le_manuscrit_des_Mis%C3%A9rables

Le volume 1 du manuscrit est disponible sur Gallica, en téléchargement libre :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000941q/f13.image#

La page où se trouve le mot fatal :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000941q/f566.item.zoom#

Et la version électronique de l’édition de 1908 :
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Mis%C3%A9rables/Tome_1/Livre_7/04

La notice consacrée au sujet lors de l’exposition Hugo organisée à la BNF :
http://expositions.bnf.fr/hugo/arret/manuscrits.htm

Le mot cauchemar dans l’édition la plus récente du dictionnaire de l’Académie française :
https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9C1148

et dans le TLFI :
https://www.cnrtl.fr/definition/cauchemar

Et pour une liste des différentes occurrences relevées du mot cauchemar avec un d : https://fr.wiktionary.org/wiki/cauchemard