La politique vient-elle des livres ?

On peut suivre l’actualité de près, on peut être un fin connaisseur des arcanes de la politique ou comprendre les mouvements économiques dans toute leur complexité, il arrive toujours des évènements qui semblent surgir de nulle part. Yoram Hazony, l’un des intellectuels israéliens les plus intéressants de l’époque, propose, dans une masterclass disponible sur YouTube, une théorie permettant de penser différemment l’inattendu en politique.

Deux ans avant la chute de l’URSS, explique Hazony, ses professeurs lui enseignaient à quel point l’URSS était un endroit qui se portait merveilleusement bien. C’était sans compter sur la chute du mur de Berlin et l’effondrement d’un empire qui tenait le monde en haleine depuis près de 70 ans. Mais était-ce si imprévisible que ça ? Hazony avance l’idée que non.

De la même manière qu’il existe deux mondes économiques (micro-économique et macro-économique), Hazony explique qu’il faut distinguer deux niveaux d’analyse politique : micro-politique et macro-politique.

Le micro-politique, c’est la politique au sens traditionnel du terme. C’est le monde des instituts de sondage, des campagnes électorales, des primaires, des votes, et de tout ce qui va avec. C’est le monde politique dont on trouve les nouvelles dans les journaux, à la télévision ou sur les sites d’information.

La macro-politique est un tout autre univers. Ce qu’il s’y passe est rarement couvert dans les médias, et, quand ça l’est, c’est généralement dans un entrefilet dont personne ne comprend par avance l’importance. La macro-politique n’est pas pour autant un monde tranquille : c’est le monde des idées où s’élabore les pensées qui ne trouveront leur manifestation dans le monde de la micro-politique qu’une vingtaine d’années plus tard au bas mot.

Hazony illustre cette distinction avec l’histoire israélienne moderne. Tout le monde s’accorde à dire que le livre fondateur de ce nouveau chapitre de l’histoire juive est le livre de Théodore Herzl, l’Etat des Juifs, publié en 1896. Mais le chemin jusqu’à la déclaration d’indépendance a été long. En 1897, lorsqu’il réunit le premier congrès sioniste à Bâle, Herzl note dans son journal : « à Bâle, j’ai fondé l’état juif […] peu-être dans cinq ans, sûrement dans cinquante, tout le monde le comprendra. » (1)

L’idée fait néanmoins son chemin et le tournant suivant a lieu en 1917, lorsque le gouvernement anglais, qui vient de retirer la région des mains de l’empire ottoman, donne son assentiment à la création d’un territoire pour le peuple Juif. Étape suivante en 1942, à Baltimore, le congrès sioniste se réunit de façon informelle : l’ensemble des organisations juives présentes se met d’accord : il faut un état Juif. Tout le monde signe : les religieux, les laïcs, les communistes, et même les principales organisations antisionistes ! (2) Mais en 1945, l’idée d’un état Juif n’est toujours pas d’actualité. Truman considère la question comme totalement secondaire et se préoccupe surtout de la manière dont il va s’occuper des centaines de milliers de réfugiés sortis des camps.

C’est en 1946 et 1947 que l’idée arrive finalement à l’ONU. Ben Gourion déclare l’indépendance le 14 mai 1948, l’ONU vote quelques mois plus tard. Et voilà qu’après presque deux mille ans, l’état Juif existe à nouveau.

Rétrospectivement, il est facile de voir le chemin : Herzel, la déclaration Balfour, le congrès de Baltimore, Ben Gourion, le vote de l’ONU, l’accord entre les USA et l’URSS. Mais quel impact a eu le livre de Herzel en son temps ? Est-ce que la déclaration Balfour a fait la une de la presse ? A-t-on parlé du programme Biltmore dans le New York Times ? Non, parce que tout cela se situe dans le monde de la macro-politique. L’idée d’un état Juif était élaborée dans un espace où Herzl débattait avec Rousseau des fondements d’un état, et où on réfléchissait à la manière dont l’idée de l’état nation, exemplifiée par exemple par John Stuart Mill dans son livre Considérations sur le gouvernement représentatif, pouvait s’appliquer au peuple Juif.

D’autres exemples permettent de mieux cerner les frontières de ce monde macro-politique.

Locke publie Les Deux traités du gouvernement civil en 1690 : il y décrit les principes du libéralisme classique. Droits naturels de l’homme, état de droit, gouvernement limité. Tous ces principes seront repris par Thomas Jefferson lorsqu’il écrira la déclaration d’indépendance américaine en 1776. Durée d’atterrissage : quatre-vingt-six ans.

En 1762, Rousseau publie Du Contrat social, et décrit le principe de souveraineté du peuple. Robespierre le brandira en disant que tous ceux qui se situent en dehors du contrat social n’ont que deux options : l’exil ou la mort. Durée d’atterrissage : vingt-sept ans.

En 1848, Karl Marx publie son manifeste du parti communiste, et pose les bases d’un état socialiste. Première réalisation : 1917, soixante-neuf ans plus tard.

En 1944, Fridrich Hayek publie une défense de l’économie de marché : La Route de la servitude. Le livre est brandit par Margaret Thatcher trente-cinq ans plus tard, lorsqu’elle va voir son chancelier de l’échiquier après son élection en 79 et déclare : « voici ce en quoi nous croyons ».

De ces quelques exemples, Hazony retient deux idées majeures. Premièrement, il est évident que tous les livres écrits ne produisent pas de changements majeurs dans notre monde, mais, a contrario, tous les changements majeurs trouvent leur source dans une idée élaborée dans le monde macro-politique. Deuxièmement, la distance temporelle entre les deux est, au bas mot, d’une génération, plus généralement deux ou trois. L’articulation de ces deux principes pourrait s’appeler loi d’Hazony pour plus de commodité.

Elle entraîne aussitôt une question intéressante : pourquoi les contemporains ne sont pas intéressés ? Pour la même raison, dit Hazony, que les théories scientifiques prennent également une génération à être acceptée. Thomas Kuhn explique dans La Structure des révolutions scientifiques que les changements radicaux de paradigmes mettent toujours une génération à advenir. La génération en cours s’accroche au paradigme précédent et combat le nouveau de toutes ses forces. Et puis elle disparaît peu à peu. La nouvelle génération est formée avec le nouveau paradigme, la voit comme une nouvelle possibilité, et, lorsqu’elle arrive à maturité, elle l’intègre comme modèle de base. (D’où la stratégie classique des dictateurs de tous poils : diriger la propagande vers la jeunesse, c’est s’assurer du soutient de la population à moyen terme).

La loi d’Hazony propose est une grille de lecture qui trouve son illustration très vite dans le monde contemporain. Il est par exemple frappant de constater que le débat actuel autour de l’écologie et du réchauffement climatique est directement issu de la littérature écologique de la fin des années 70. Ou bien de voir que la destruction de l’état nation est le produit d’un débat d’idées datant des années cinquante. Ou que la façon dont la guerre culturelle actuellement en cours, à grand coup de cancel culture et d’indignation permanente, trouve directement son origine dans la littérature d’extrême-gauche américaine des années 60.

Moralité : on n’est jamais vraiment le contemporain de son époque.

Sources

Yoram Hazony présente son idée lors d’une conférence du Shalem center

  1. https://www.jewishvirtuallibrary.org/theodor-herzl-quotes-on-judaism-and-israel
  2. https://www.jewishvirtuallibrary.org/the-biltmore-conference-1942

Image : By Plato – Henri Omont, Oeuvres philosophiques de Platon: Facsimilé en phototypie, à la grandeur exacte de l’original du Ms. grec 1807 de la Bibliothèque Nationale. Paris 1908., Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=28341705