Pour quelques tomates de plus

Il y a des mots qu’on croit comprendre : on les utilise tous les jours, on les entend régulièrement, on les fréquente presque depuis qu’on sait parler. Ils paraissent d’une banalité complète. Et pourtant, à les interroger un peu, on se rend compte rapidement qu’on ne sait pas exactement de quoi il s’agit. On en a une image approximative, une sorte de diapositive un peu floue qui flotte quelque part dans notre langue. Mais dès qu’on y amène un peu de raison, dès qu’on essaye de le cerner précisément, il semble s’envoler comme un petit feu follet.

C’est le cas de « quelques », lorsqu’il est un adjectif pluriel.

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Kiki la petite sorcière 2/2

Le film commence par un plan divisé en trois : un tiers de ciel, un tiers d’eau, un tiers de terre, et le vent qui souffle. Kiki, l’héroïne du film, est allongée dans les herbes hautes. Elle écoute la météo à la radio.

L’image d’ouverture pose un thème essentiel, celui du lien entre le ciel et la terre, et l’étendue d’eau (ici sous la forme d’un lac, plus tard dans sa version marine). Le vent joue également un rôle important, comme souvent dans les films de Miyazaki.

On serait tenté de faire une équivalence « vent = inspiration » en jouant sur la polysémie de ce dernier mot, mais le jeu de mot ne fonctionne pas en japonais. Inspiration, dans le contexte de la création artistique, se dit « 心に強く訴える», littéralement « amener fortement dans le cœur » (kokoro ni tsuyoku uttaeru), inspirer, dans le sens physiologique : 呼吸する (kokyū suru).

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Kiki la petite sorcière 1/2

Pour M., avec qui je parcours les vastes étendues azurées.

Les grandes œuvres fonctionnent toujours à deux niveaux (au moins). Le premier est le niveau de l’histoire immédiate. Celle dont on fait l’expérience en tant que lecteur, spectateur ou auditeur, et qui, pour devenir un classique, doit être émotionnellement satisfaisante. Mais pour être une grande œuvre, il faut un deuxième niveau. Une bonne histoire bien racontée ne suffit pas : encore faut-il qu’elle ait quelque chose à dire. Souvent son sens profond se laisse désirer ; il demande un effort de la part de celui qui reçoit l’œuvre, un effort de réflexion qui va lui permettre de passer d’une position passive à une position active.

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Cette kippah que l’on ne saurait voir

Les réseaux sociaux ont l’art et la manière d’isoler des séquences et de les amplifier à l’infini. C’est le format qui veut ça : le système est conçu pour un circuit court et pour activer la dopamine à intervalles réguliers (idéalement : plusieurs fois par minute).

A cela s’ajoute un second phénomène. Le jeu de l’amplification, basé sur l’émotion, qui se focalise sur des moments iconiques, fait souvent émerger quelque chose qui vient des profondeurs de l’inconscient collectif. Ou disons : quelque chose qui vient des profondeurs d’une culture donnée. C’est relayé et c’est commenté parce que ça parle, c’est à dire parce que la signification déborde tellement qu’on ne peut faire autrement qu’être aspiré par celle-ci.

La séquence suivante en est une illustration. Elle dure une minute, et montre un dialogue entre deux personnes à propos d’une kippah.

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Bienvenue à Wokeville (2) – Le dispensaire

En novembre 2018, je suis parti vivre dans le Massachusetts pour des raisons familiales. J’ai emménagé dans l’ouest de l’état, une zone un peu enclavée, bien loin de Boston et de la mégapole de la côte est. J’ai vécu six mois dans une ville qui avait été un centre extrêmement important de la région jusque dans les années cinquante, et six mois dans une petite ville que je ne nommerai pas ici explicitement, et que j’appellerai Wokeville. Pendant cette année-là, j’ai vécu dans un monde que je n’imaginais pas exister, une sorte d’univers parallèle totalement surréaliste, une des villes dans lequel le mouvement que l’on appelait pas encore woke en français, s’épanouit joyeusement. Chronique en plusieurs parties.

Lorsque vous arrivez à Wokeville par le sud, par une sorte de petite départementale à deux voies qui slalome près de l’autoroute, la ville ne paye pas de mine. On est encore un peu loin du centre. Il y a une station service, un vieux motel, des sortes de hangars industriels qui abritent, qui le journal local, qui un centre de jeux à base de pistes de bowling et de billards.

Passé le rond-point, vous tomberez peut-être sur un amas de véhicules, un gros embouteillage causé par le décalage frappant entre le nombre de voitures et la taille des lieux. Tout le monde essaye de rentrer et de sortir d’un même parking sous-dimensionné, quel que soit la saison ou l’heure où vous arrivez.

La raison de l’encombrement ? Le dispensaire, qui, en 2018, venait d’ouvrir. Mais c’est un dispensaire d’un genre un peu particulier : on y vend du cannabis.

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Viktor Klemperer et la LTI

LTI : voici un acronyme qui ne se laisse pas deviner facilement. Et même lorsqu’on le déplie, sa signification n’est pas évidente : Lingua Tertii Imperii. Son équivalent français est plus clair : Langue du Troisième Reich. Mais même là, pour le dire en français, on a recours à un mot allemand. C’est dire si les problèmes linguistiques sont au cœur de cet ouvrage.

Paru en 1947, il est basé sur le journal que Viktor Klemperer, son auteur, tint de façon régulière durant les douze années que durèrent le régime nazi.

Le projet du journal ? « Observe, étudie, grave dans ta mémoire ce qui arrive – car demain déjà cela aura un autre aspect, demain déjà tu le percevras autrement -, retient la manière dont cela se manifeste et agit. » (p. 34)

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Julien Benda et la trahison des clercs (2/2)

Julien Benda constate qu’à la fin du XIXème, les clercs ont choisi un chemin nouveau : ils ont trahi. Conséquence de cet état de fait ? La réduction de l’universel au particulier, en particulier au niveau moral. Les grands systèmes moraux occidentaux (que ce soit le christianisme, l’humanisme ou la philosophie des Lumières dans sa version kantienne par exemple) ont toujours cherché des principes qui puissent s’appliquer à tous, en tous temps, et formulent, chacun à sa manière, une variante de la règle d’or.

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Julien Benda et la trahison des clercs (1/2)

Julien Benda a écrit la Trahison des clercs dans les années 20 (du XXème siècle) et voilà qu’on peut le lire dans les années 20 (du XXIème siècle) et trouver qu’il est toujours d’actualité.

Sa thèse ? Les intellectuels de son époque ont trahi leur mission initiale. Celle-ci était simple : s’occuper des valeurs éternelles et transcendantes (parmi lesquelles la vérité, la justice et la raison) pour mettre un frein aux passions de leurs temps. Mais voilà que les intellectuels ont renoncé à cette vocation millénaire pour descendre dans l’arène et devenir les agitateurs et les propagateurs des passions de leur temps.

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