L’expert prophète

Dans un article précédent, nous avions démonté une stratégie argumentative utilisée pour paralyser toute conversation. Pour continuer la galerie des sophismes 2.0, ces erreurs de raisonnement qui fleurissent sur les réseaux sociaux, voyons aujourd’hui d’un peu plus près ce qu’on pourrait nommer « l’appel à l’expertise ».

La tactique est simple : attaquer l’émetteur plutôt que le message. Comment ? En disant que celui qui parle n’est pas légitime.

Quelqu’un qui émet une opinion ou une idée concernant l’Histoire se verra rétorquer qu’il n’est pas historien. Et si il est historien, qu’il n’est pas sérieux , que « tous » les historiens disent autrement.

A quelqu’un qui émet une opinion scientifique, on dira qu’il n’est pas scientifique. Ou qu’il ne comprend pas, parce que la science, c’est compliqué. Le déviant se verra aussitôt rappelé à l’ordre avec un lien vers un article prouvant l’inverse de ce qu’il dit, quitte à ce que ça soit un article de blog tenu par on ne sait qui : dans le monde des réseaux sociaux cela vaut expertise.

Quelqu’un émet une opinion politique : on lui dira qu’il n’est pas expert en politiques publiques.

Quelqu’un émet une opinion sur un homme politique quelconque : il y aura toujours quelqu’un pour partager une capture d’écran avec un tweet datant d’il y a au bas mot quatre / cinq ans (en comptabilité Internet cela équivaut à une source vieille de 500 ans) prouvant que cette personne est infréquentable.

Le point commun dans toutes ces manœuvres ? Outre l’attaque ad hominem, elles consistent à faire appel à l’expertise. Elles présupposent qu’il y a deux catégories de discours : les vrais et les faux, et que seules certaines personnes peuvent produire la première catégorie.

Autrement dit : seul un historien peur dire la vérité historique (mais pas n’importe lequel), seul un scientifique peut dire la vérité scientifique (mais pas n’importe lequel), et la liste peut continuer, discipline par discipline.

Maimonide donne l’antidote à cette idée de façon lapidaire. Dans les Huit Chapitres, un texte qu’il écrivit en introduction au traité intitulé les Maximes des Pères, il écrit : « entends la vérité de celui qui la dit » (chapitre 1).

La sentence vaut pour elle-même, mais il est intéressant de voir dans quel contexte il l’exprime. Maimonide utilise un certain nombre de sources dans ce texte, en particulier Aristote, dont il reprend l’analyse des vertus. Et il lui arrive de le citer, directement dans le texte, sans attribution de la citation. Stupeur ! Est-ce que ça ne va pas précisément conte l’une des maximes des pères ?

On trouve en effet au chapitre 6, paragraphe 6 du traité Pirkei Avot la phrase suivante dans une longue liste qui énumère les qualités nécessaires pour l’acquisition de la Torah : “par celui qui qui dit les choses au nom de celui qui les a dites”. Autrement dit l’attribution d’une citation est une donnée essentielle. Pratique du droit d’auteur avant l’heure ? Les commentaires précisent : cela ne vaut que pour les paroles de Torah. Étant donné que celle-ci fut révélée et par la suite transmise, on a besoin de savoir qui a été la courroie de transmission.

Un autre passage célèbre donne par exemple la liste de plusieurs rabbins (PA 2,8) : Rabbi Eliezer ben Hyrcanus est une citerne étanche qui ne perd pas une goutte ; Rabbi Joshua ben Hananiah : heureuse est la femme qui l’a mis au monde ; Rabbi Yose le prêtre : c’est un homme pieux ; Rabbi Shimeon ben Nethanel craint le péché, et Rabbi Elezar ben Arach est comme un ressort qui accumule de la force”. (Pirkei Avot 2, 8)

Autrement dit : si tu vois quelque attribué à Rabbi Eliezer ben Hyrcanus, sache que c’est fiable, sa mémoire était impeccable, c’est probablement du mot à mot. Et si tu vois un enseignement attribué à Eleazar ben Arach, sache que son enseignement a probablement plus que ce à quoi tu t’attends à première vue.

D’où l’importance d’attribuer les paroles de Torah. En revanche, les paroles de sagesse n’ont pas besoin d’attribution. Si quelque chose est vrai, c’est vrai dans l’absolu : peu importe la personne qui parle. Aristote avait beau être un idolâtre, lorsqu’il dit quelque chose de vrai, c’est quand même vrai, en dépit de tout le reste.

Alors que conclure de ce mécanisme éprouvé que l’on trouve dans les forums publics de notre temps ? Pour reprendre le vocabulaire hébraïque, on pourrait dire qu’on essaye de réinstituer des (pseudo)-prophètes. Certains sont des prophètes, d’autres non, et les premiers ont le monopole sur la vérité. Et gare à tous ceux qui oseraient aller contre l’oracle, ou parler sans avoir été oints au préalable !

Qui parle redevient plus important que ce qui est dit. Qui parle permet de séparer les discours et de classifier les idées. Celles-ci ne sont que secondaires : elles ne peuvent entrer dans le débat public que si elles ont été au préalable permises en passant par un importateur reconnu.

Régression terrible de notre débat public, qui misait sur l’opposé : une libération de la parole, et une conversation de bonne foi qui permet, d’une part, au gentilhomme de se construire peu à peu par le jeu de la confrontation des idées et de la contradiction, et d’autre part à la société de trouver peu à peu, et collectivement, les solutions aux problèmes qu’elle rencontre.

La conversation démocratique se retrouve corsetée, la parole étouffée et les idées suspectes. Le forum n’a jamais été aussi bruyant ; en réalité, il n’a jamais été aussi silencieux.

Citations
ושמע האמת ממי שאמרה.
Traduction de Ibn Tibon, l’original ayant été écrit, comme beaucoup d’ouvrages de Maimonide, en arabe.

Image : Domenico Fetti, Le sacrifice d’Elie devant les prêtres de Baal. Public domain, via Wikimedia Commons.