Journal d’un civil (103) Le cercle de nuisance

Mercredi 17 janvier.

Déjà mercredi. Ce qui, en temps Israélien, correspond à jeudi. Autrement dit : encore un peu et c’est le week-end.

Je n’ai pas vu la semaine passer. Heureusement que je tiens un journal pour dire à mon moi futur ce que mon moi passé faisait. Sinon je risquerais de penser qu’il ne se passait rien.

Aujourd’hui, ma principale activité a consisté à éditer le livre qui regroupe les cent premières chroniques de ce journal. Près de 110 000 mots, de loin le livre le plus long que j’ai jamais écrit. Comme disait un de mes amis sur X : vivement que tu le finisses !

Malheureusement, pour l’instant, je n’en vois pas le bout. Car nous n’en voyons pas le bout.

Alors ce matin, j’ai commencé à mettre en forme ces cent premiers jours, pour que le premier volume soit disponible. Pour avoir l’impression que quelque chose se termine. A défaut d’une guerre, au moins son début. Une journaliste spécialiste de la région disait que, selon elle, on est à la fin du début, et qu’on entrait dans une nouvelle phase. Soit. C’est peut-être le bon moment pour mettre un point, qui ne sera pas final, mais à la ligne.

J’ai aussi continué à bricoler dans la maison. Chaque jour, je passe une petite heure à faire des menus travaux. J’ai besoin d’écrire comme j’ai besoin de faire des choses avec mes mains. Aujourd’hui j’ai installé deux étagères. Une dans ma chambre, sur laquelle j’ai posé quelques petits objets, et une dans la chambre des enfants, sur laquelle on a installé la collection de Pez.

Vers midi, déjeuner. Aujourd’hui, soupe au poulet. Ma femme ne se sent pas très bien, et, aussitôt, l’appel de la cuisine ashkénaze se fait sentir. J’ai aussi l’estomac un peu contrarié ces derniers jours, c’était ce dont j’avais besoin.

Vers quatorze heures, une fois mon fils rentré du gan, on est allé au centre commercial. Le garde à l’entrée m’a demandé si j’avais une arme, comme à chaque fois, comme à chaque personne qui passe le portique. J’ai répondu que non.

A l’intérieur, tout semble normal. Les magasins sont achalandés comme d’habitude. Les prix sont parfois surprenants, comme d’habitude (50 shekels le kilo de fraises alors que la saison commence !). Et on fait nos courses, comme d’habitude.

Mais pendant ce temps-là, la situation dans la région est tout sauf habituelle.

L’information du moment, c’est, à mon sens, l’attaque d’une base irakienne par l’Iran. Lundi soir, l’Iran a tiré onze missiles sur une base située dans la zone kurde de l’Irak. Le prétexte ? L’Iran répète qu’il s’agit en réalité d’une base israélienne qui abrite le Mossad.

Mardi, l’Irak a rappelé son ambassadeur en Iran, et le ministre des affaires étrangères iraquien a déclaré que « L’attaque iranienne constitue “une violation flagrante de la souveraineté de la République d’Irak, contredit fortement les principes de bon voisinage et le droit international, et menace la sécurité de la région”. »

Côté iranien, il semble que cet acte soit la vengeance qui avait été promise depuis que le drapeau rouge avait été levé sur la mosquée Jamkaran (voir note 94). Ils ont également tiré des missiles longue-portée sur la Syrie et sur le Pakistan. Un des experts sur les affaires de la région (AAE) note : « de son propre aveu, l’Iran a violé la souveraineté de trois pays en tirant des missiles et des drones depuis son territoire : Irak, Syrie et Pakistan. »

Le ministre des affaires étrangères a déclaré au forum de Davos, qui vient de commencer : « Nous avons attaqué des membres de l’institution sioniste à Erbil dans le cadre de notre réponse à l’attaque terroriste.] Nous avons conclu un accord avec l’Irak et Erbil sur la protection des frontières. Au Pakistan, nous avons attaqué des éléments terroristes liés à l’organisation Israël-Jish El-Adel. Nous respectons la souveraineté du Pakistan et de l’Irak, mais nous ne tolérerons aucune menace pour notre sécurité. Nos dernières frappes sont conformes à la sécurité de l’Irak et du Pakistan. Nos attaques en Irak et au Pakistan n’ont rien à voir avec ce qui se passe à Gaza. Nous répondrons fermement à toute attaque contre nous. »

Il y a un jeu, très à la mode dans les médias, qui consiste à se demander en quelle année nous sommes, à prendre une année historique qui montrerait plus ou moins de similitudes avec les événements en cours, pour essayer d’en tirer des conclusions pour le présent. Il y a un aspect intéressant à l’exercice : il consiste à séparer l’essentiel de l’accessoire et à voir où se situe l’essentiel dans une chronologie déjà connue, afin d’essayer de comprendre comment cela pourrait évoluer. Mais il y a aussi un aspect vain : cela présupposerait que l’histoire se répète absolument, ce que, à mon humble avis, elle ne fait pas. Le problème n’est pas de savoir si on est en 1933, ou en 1936, ou en 1941 ou que sais-je. Le problème est de regarder 2024 pour ce qu’elle est, et d’essayer de comprendre de quoi elle est faite, maintenant.

Et pour comprendre l’année, il faut comprendre la géographie. Israël mène une guerre contre le hamas, cela est clair et établi. Mais on mène également une guerre contre d’autres fronts (voir la note 98 sur les sept fronts en cours), qui se superposent à la guerre en Syrie, aux tensions entre l’Afghanistan et le Pakistan (qui vient d’expulser manu militari entre octobre et novembre au moins 340 000 Afghans qui étaient là de façon illégale), aux houtis qui entravent le commerce international, et à tout un tas d’autres petits conflits qui n’apparaissent pratiquement pas sur le radar de l’opinion publique occidentale.

Dès le début de l’opération épées de fer, on nous a dit qu’il fallait absolument éviter l’escalade. L’embrasement régional. Et il y avait un vrai risque que le hezbollah attaque directement, risque qui a été neutralisé, au moins temporairement, par l’arrivée des porte-avions américains en méditerranée. Le risque n’est pas tant l’escalade que la connexion des différents points chauds. Et voilà qu’un nouveau lien est en train de s’activer. L’Iran accroît son cercle de nuisance. Mauvaise nouvelle pour nous tous.

Fin du 103ème jour, 17 janvier 2024, 7 shevat 5784.


Note : depuis que j’ai écrit ce texte, le Pakistan a répondu ce matin (18 janvier) en visant 7 cibles sur le territoire iranien, près de la frontière. Le ministre des affaires étrangères pakistanais a déclaré qu’ils avaient visé des cibles terroristes, et qu’ils « respectaient la souveraineté de l’Iran », ce qu’avait déclaré, en sens inverse le ministre iranien.

Un expert de la région (AAE) note : « Je ferai remarquer que le Pakistan est le seul pays à avoir officiellement attaqué le territoire iranien au cours des dernières décennies et qu’il n’a pas eu peur de l’annoncer officiellement au bout d’une heure. »