Journal d’un civil (102) Ce qui est en train de naître

Mardi 16 janvier.

Il y a une phrase magnifique dans la tradition hébraïque : « quel chemin faut-il suivre ? Celui qui consiste à voir ce qui est en train de naître ». (La citation complète est beaucoup plus longue, celle-ci est l’opinion de Rabbi Shimon : Pirkei Avot 2, 9.)

Les phénomènes apparaissent, se développent comme une longue vague qui monte et qui décroit, avant de repartir de l’endroit où ils ont surgi. Qui est sage ? Celui qui sait, en voyant le début du phénomène, ce qu’il va donner par la suite.

A ce sujet, il y a une très belle coutume, qui consiste à dire une prière au printemps, lorsqu’on voit des arbres fruitiers en fleurs. « Béni sois-tu, Eternel, notre D.ieu, Roi de l’Univers, dont le monde ne manque de rien, et qui y a créé de bonnes créations et de bons arbres pour le plaisir des êtres humains. »

C’est en quelque sorte le paradigme de cette idée de la sagesse qui regarde les débuts : on voit à peine les fleurs et on se réjouit déjà des fruits.

Intellectuellement, c’est une idée très forte. Elle demande à penser les phénomènes dans le temps plutôt que dans leur instantanéité, et à constamment se demander comment ils pourraient évoluer.

Avec beaucoup de pratique, on arrive, parfois, à voir surgir des phénomènes nouveaux, qui, avec un peu de chance pourraient devenir des grandes vagues. Ou, comme on dit au Québec : « les petits ruisseaux font les grandes rivières ».

Depuis le 7 octobre, la société israélienne a changé. Elle ne ressemble pas à celle qu’elle était le 6. Mais elle n’a pas changé fondamentalement : elle s’est révélée. Ce qui était là en potentiel est devenu actuel. L’unité, la fraternité, la détermination : des qualités qu’on pensait, à avoir vécu les mois précédents, complétement oubliées, et qui se sont manifestées aussitôt.

De la même manière, on a vu surgir des myriades de petites histoires, vécues personnellement ou racontées, qui, croisées avec les données que l’on peut obtenir, et les articles que l’on peut lire, dessinent des germes intéressants. Tous n’iront pas à maturité, mais certains sont les prémices de ce qui, dans quelques années, sera une donnée incontournable de la société israélienne.

Quelques exemples que j’ai relevé depuis quelques mois.

La catégorie « religieux/laic » est de moins en moins pertinente. Elle l’était déjà peu avant la guerre, elle le sera de moins en moins. La notion de religion n’est pas identique au Moyen Orient au sens qu’elle a en occident. En Israël on avait l’habitude de distinguer deux groupes : dati (penser orthodoxe à Jérusalem) et hiloni (penser laic à Tel Aviv). A la base cette distinction était déjà chancelante ; depuis le 7 octobre, elle l’est encore plus. Si des hilonim vont au mikve, disent des psaumes ou portent des tsitsits, sont-ils encore hilonim ? Vous avez quatre heures.

De plus en plus d’arabes israéliens assument une identité israélienne. C’est une population extrêmement hétérogène, qui navigue entre plusieurs identités qui se superposent et parfois se contredisent. Après le sept octobre, tous les gens que j’ai croisés étaient très clairs : on est tous ensemble.

Le Moyen Orient commence à en avoir légèrement marre des occidentaux qui viennent faire la morale alors qu’ils ne savent pas comment les choses se passent ici. Avec un peu de mauvaise foi on pourrait presque parler de néo-colonialisme. Pour prendre un exemple en France : lorsque les députés français tweetent à tout va pour nous expliquer ce qu’on doit faire dans la région : de quoi se mêlent-ils exactement ?

De plus en plus de non-juifs en Occident soutiennent Israël. Pendant longtemps, c’était la spécialité des évangélistes américains, pour des raisons religieuses. Mais de plus en plus de gens se rendent compte qu’on leur raconte des salades et qu’Israël n’est pas le problème dans la région. Pour l’instant, ces gens sont plutôt silencieux. Toute l’espace de la parole est occupée par nos ennemis, et pas de façon pacifique. Mais il suffirait qu’un petit groupe commence à être visible pour qu’un effet mimétique s’enclenche.

Enfin, et c’est de loin mon exemple préféré : la génération qui est en train de grandir à travers toutes ces épreuves est magnifique. Il faut les voir s’occuper les uns des autres lorsqu’ils jouent ensemble, lorsqu’ils sont en groupe ou lorsqu’ils prennent un bus. Il y a une bonté et une attention à l’autre qui est en train d’émerger qui me fait dire que, quels que soient les événements, ils sauront les traverser.

En dépit de tous les problèmes qui nous entourent, je persiste à penser que ce qui naît est beau et bon. Puissent les fruits arriver rapidement et facilement.

– Fin du 102ème jour, 16 janvier 2024, 6 shevat 5784.