Les 44 milliards de Twitter

Twitter vaut-il vraiment 44 milliards de dollars ?

Ouvrons Twitter au hasard, et regardons ce qu’il s’y passe. Ne serait-ce que dans la succursale française de la cage à l’oiseau bleu.

Aujourd’hui (1), j’y ai par exemple vu :

  • Une grande chaine d’information en continu publier un article sur un chasseur qui s’est fait mordre par un sanglier.
  • Un homme inconnu qui se prend en photo en donnant quelques nouvelles après sa vasectomie.
  • Une controverse (que j’ai en partie relancée) pour savoir si le lait à la pistache c’était bon ou pas. (2)

Et voilà qu’il y a quelques semaines, un milliardaire excentrique (qui a été le modèle principal de Robert Downey Jr. pour sa préparation à Iron Man) décide de faire un chèque de quarante milliards de dollars pour l’acheter.

Et depuis, à suivre ce qu’il se passe sur le réseau, c’est un peu le chaos. Illisibilité des décisions, des idées qui fusent dans tous les sens, des essais, des arrêts, des infos qui fuitent sur ce qu’il se passe dans les bureaux de Twitter, il y en a pour tous les goûts, et pour alimenter la machine à indignation permanente.

Voilà qu’on apprend au passage que Twitter perd de l’argent : au rythme de quatre millions de dollars par jour. Stupeur ? Pas vraiment. En réalité, personne n’a jamais vraiment compris comment Twitter gagnait de l’argent en premier lieu.

Alors Elon Musk, investisseur idiot comme semble l’indiquer l’un des narratifs qui se dégage de cette histoire ?

Rembobinons le film et regardons-le sous un autre angle.

Lorsqu’on parle du sanglier qui a mordu un chasseur, on est dans l’anecdotique. Lorsque j’entretiens une controverse sur le lait à la pistache avec mes copains du Twitter franco-israélien, c’est du dérisoire. Mais lorsque monsieur lambda parle de sa vasectomie, c’est déjà un peu plus construit. C’est un tweet parmi des centaines d’autres, autour de la question du contrôle de la population, qui se retrouve liée, depuis quelques temps, à celle du réchauffement climatique. La France a signé les accords de Paris, et, depuis, met peu à peu en place une série de mesures pour réduire son emprunte carbone, un moteur (si l’on peut dire) qui semble en grande partie tourner grâce aux militants écolo les plus virulents. Et, grands malthusiens qu’ils sont, le contrôle de la population revient dans le débat public par tous les angles.

La même semaine, on a par exemple vu une journaliste demander dans une émission de télé, à propos du débat sur “ne pas avoir d’enfants et le réchauffement climatique” : “on peut retourner la proposition : est-ce qu’il faut ne pas naître, ou est-ce qu’il faut mourir à temps ?” (C ce soir, émission du 16 novembre, intervention de Laure Nouahlat, clip de 1:11 mn sur le compte Twitter officiel de l’émission).

Déclaration qui, à son tour, continue le débat lancé depuis des mois autour du droit à mourir dans la dignité, qui, tel qu’il est en réalité discuté actuellement, revient à parler de la légalisation de l’euthanasie.

Autrement dit : débat de société, avec des acteurs qui cherchent à influencer l’opinion publique et à promouvoir leurs idées. Et évidemment, dans le monde hyper-connecté dans lequel nous vivons, les réseaux sociaux sont déterminants.

Les principaux se comptent sur les doigts d’une main : Facebook, Instagram, Tik-Tok, Snapchat et Twitter. Facebook est en phase descendante, Instagram est très actif sur les questions de consommation et de normes sociales. Tik-tok et Snapchat sont un créneau d’âge très spécifique. Reste Twitter. Twitter et ses millions d’utilisateurs, Twitter et ses messages en 280 caractères, Twitter et ses mots dièses, ses tendances, ses comptes certifiés, et tout l’outillage qui vient avec l’oiseau bleu.

En réalité, c’est ça que Elon Musk a acheté pour 40 milliards : le lieu où se forge les débats qui font l’opinion publique américaine. Les USA étant encore la première puissance mondiale (étant donné le poids de leur armée et le poids de l’armée suivante, on peut dire : pour un moment encore), celui qui contrôle le principal média où se forme l’opinion contrôle, de proche en proche, le monde entier.

C’était le rêve de Zuckerberg, qui se prend pour une sorte de nouvel Auguste (jusqu’à imiter sa coupe de cheveux). Mais son choix de développer le métaverse en le faisant ressembler à une version 2022 de Second Life, qui était déjà démodé en 2015, est en train de faire plonger son réseau. Ses meilleures cartes restent Instagram et WhatsApp, qui est un système hybride et ne joue pas réellement dans la cour des réseaux sociaux. Facebook a probablement fait son chant du cygne avec l’élection de 2016, où l’hystérie avait atteint son point de paroxysme. Depuis, il décline tranquillement, et, si la trajectoire ne change pas, il finira par rejoindre MySpace et autres 20six.

Reste donc Twitter, qui est le grand faiseur de l’opinion. Pour quelqu’un qui ne voit dans Twitter que des comptes anonymes qui postent des photos de chats ou qui insultent les figures publiques, il y a de quoi être surpris de cette affirmation. Il faut donc maintenant expliquer les grandes lignes.

Pour cela, je vais prendre un exemple qui date un peu, mais qui explique très bien la situation : je vais faire un parallèle avec le monde médiatique français du début des années 2000.

Le Parisien était le journal qui, à l’époque, se vendait le plus. Et à juste titre : il semblait arriver à parler à un certain public, en choisissant des sujets et des angles qui collaient à la demande. Chaque matin, le Parisien proposait sa lecture de l’information : tel sujet fait la une plus un dossier, tel sujet fait la une plus une page entière, en page 5, etc.

Très souvent, c’était le Parisien qui fixait l’agenda médiatique du jour. Il était alors repris par les émissions d’information sur les principales chaine de radio, les sujets les plus importants étaient repris par le 13 heures, et, si ça continuait à alimenter la machine, par le 20 heures. A partir d’une source, tout le système était irrigué plus souvent qu’à son tour.

Moralité : imaginez la puissance de ceux qui décidaient de ce qu’on allait mettre dans le journal du lendemain.

Twitter est un peu le Parisien actuel. Ça vaut pour les Etats Unis, comme pour la France.

Ca piaille dans tous les coins, quelque chose émerge, et ce qui reste en tendance va finir par se retrouver dans les émissions populaires du soir, puis dans les radios et les chaines d’information continue dans la foulée, puis dans les journaux du lendemain, puis dans les magazines de la semaine suivante.

Moralité : imaginez la puissance de ceux qui décident de ce qu’on va mettre en tendance sur Twitter.

Mais qui sont-ils ?

On peut repérer plusieurs acteurs :

1. Les profils officiels : jusqu’à présent c’était tous ceux qui avaient un macaron bleu. A l’origine conçu pour certifier qu’un compte public avait été vérifié (du style, oui, c’est bien le compte officiel du président de la république, pas un compte ouvert par un agent soviétique).

2. Les profils non officiels mais influents : qui élaborent du discours sans avoir un institutionnel derrière eux, mais dont les followers peuvent se compter en milliers ou en dizaine de milliers

3. Les bots et les faux comptes : utilisés par certains acteurs pour amplifier leur message

4. Jo lambda : les fameux comptes des utilisateurs de base, qui sont souvent avec un pseudo du style Titiboitdurosé1244 ou Flavul13.

C’est l’interaction de tout ça qui créé les tendances, mais en réalité, ces quatre grands acteurs ne sont que des paramètres dans un acteur unique et englobant : l’algorithme, l’algorithme Twitter qui joue le rôle du videur dans les boites de Régine, et qui dit qui peut entrer et qui n’entre pas.

Selon quels critères ? Mystère. Au moins avec Régine, on savait que les baskets étaient rédhibitoires. Avec Twitter, ça change régulièrement. Pire : plusieurs scandales ont montré que l’algorithme était souvent biaisé en fonction d’un groupe et au détriment d’un autre. Lequel ? Celui qui avait les faveurs des équipes Twitter ou de son PDG.

C’est là qu’est intervenu Elon Musk. Voyant le rôle clé de Twitter dans la démocratie américaine d’une part, et le fait qu’il était manipulé de l’intérieur d’autre part, il a décidé de racheter la machine pour (ce fut son premier tweet) “libérer l’oiseau”. Autrement dit : rendre l’outil à ses utilisateurs de base, afin que Twitter serve de forum démocratique “fair and free”.

Noble ambition. Il est normal de se demander si il n’a pas des ambitions cachées, étant donné qu’acquérir le forum d’une démocratie donne un pouvoir exceptionnel. Et il est normal de voir les utilisateurs s’inquiéter. Il faudra faire le bilan de ses actes d’ici quelques mois.

Cela valait-il 44 milliards ? La question n’est pas si intéressante. Ce qu’il faut se demander c’est combien vaut la forge de l’opinion publique américaine ? Musk a répondu : 44 milliards de dollars. L’équivalent de 0,2 % du PIB américain. Peut-être que ce n’est pas si cher payé.

(1) 17 novembre 2022.
(2) Evidemment que oui.

Sources
Twitter perdait quatre millions de dollars par jour au moment où la première vague de licenciement est survenue :
https://www.independent.co.uk/tech/twitter-elon-musk-layoffs-stock-latest-b2217474.html

Twitter a été racheté 44 milliards de dollars :
https://www.msn.com/fr-fr/actualite/technologie-et-sciences/twitter-l-e2-80-99arriv-c3-a9e-d-e2-80-99elon-musk-peut-elle-mener-le-r-c3-a9seau-social-c3-a0-sa-perte/ar-AA14dzOq

Statistiques sur le nombre d’utilisateurs :
https://www.businessofapps.com/data/twitter-statistics/

Long portrait de Zuckerberg où il expliquait sa fascination pour l’empereur Auguste (“basically, through a really harsh approach, he established two hundred years of world peace (…) What are the trade-offs in that? On the one hand, world peace is a long-term goal that people talk about today (but) that didn’t come for free, and he had to do certain things.”; citation de https://theconversation.com/mark-zuckerbergs-admiration-for-emperor-augustus-is-misplaced-heres-why-108172)
https://www.newyorker.com/magazine/2018/09/17/can-mark-zuckerberg-fix-facebook-before-it-breaks-democracy

PIB Américain de 2021 (selon la Banque Mondiale : 23 000 milliards de dollars)
https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.MKTP.CD?locations=US


Image : capture d’écran d’un Tweet du nouveau dirlo, réalisée le 23/11/2022.