Cette kippah que l’on ne saurait voir

Les réseaux sociaux ont l’art et la manière d’isoler des séquences et de les amplifier à l’infini. C’est le format qui veut ça : le système est conçu pour un circuit court et pour activer la dopamine à intervalles réguliers (idéalement : plusieurs fois par minute).

A cela s’ajoute un second phénomène. Le jeu de l’amplification, basé sur l’émotion, qui se focalise sur des moments iconiques, fait souvent émerger quelque chose qui vient des profondeurs de l’inconscient collectif. Ou disons : quelque chose qui vient des profondeurs d’une culture donnée. C’est relayé et c’est commenté parce que ça parle, c’est à dire parce que la signification déborde tellement qu’on ne peut faire autrement qu’être aspiré par celle-ci.

La séquence suivante en est une illustration. Elle dure une minute, et montre un dialogue entre deux personnes à propos d’une kippah.

D’un côté Cyrille Cohen, de l’autre Elizabeth Levy, sous la houlette de Pascal Praud, le présentateur de l’émission.

Ce dernier regarde son écran et relaye une question que semblent se poser les téléspectateurs : « pourquoi le professeur porte un insigne religieux sur le plateau ? » (L’insigne religieux en question est une kippah).

Elizabeth Lévy : Je suis d’accord.
Cyrille Cohen (gêné) : Parce que je la mets tous les jours.
Elizabeth Lévy : je lui ai fait la même remarque à la machine à café.
Cyrille Cohen : transparence. Moi je la mets tous les jours, je l’ai pas mise spécialement pour venir chez PP
Elizabeth Lévy : vous comprenez ? Nous la laïcité, c’est un peu la discrétion, c’est pas du tout anti-religieux, on garde sa religion pour soi. Est-ce que ça vous l’entendez?
Cyrille Cohen (haussant le ton) : Je m’appelle Cohen ! Comment voulez-vous que je garde ma religion pour moi ? Je viens d’Israël !
Elizabeth Lévy : Et moi je m’appelle Lévy ! Mais enfin y’a des gens qui s’appellent Cohen et qui portent pas la kippah, donc c’est pas la question.
Cyrille Cohen : si vous recevez un curé ou un pape ici, vous allez lui demander d’enlever sa croix, sa calotte ?
Pascal Praud (badin) : franchement, si je reçois le Pape un matin à l’Heure des Pros, je pense qu’il va se passer quelque chose… si le pape François vient…
Cyrille Cohen : en tous cas, c’est en aucun cas pour porter atteinte à aucun de vos téléspectateurs ou quoi que ce soit.

Fin de la séquence.

Elle est extraite de l’émission du 28 novembre, et serait passée totalement inaperçue si elle n’avait pas soudain émergée le jeudi 8 décembre. Elle est reprise, partagée, commentée, souvent par des comptes anglophones ou hébraïsants. Et, globalement, il en sort une indignation générale sur le thème de « regardez l’antisémitisme à la télé française ». Ce à quoi les francophones essayent de répondre sur le thème « comme d’habitude, vous ne comprenez rien au débat religieux en France, ça n’est en rien antisémite ».

Dialogue de sourd répété ad infinitum.

Mais si ce petit clip d’une minute génère autant d’attention, et autant d’émotion, c’est parce qu’il est un mille-feuille d’incompréhension, dans lequel chacun peut aller piocher de quoi s’indigner, émotion qui reste, dans le monde des réseaux sociaux instantanés de type Twitter, l’un des moteurs principaux.

Le mille-feuille du jour comprend au moins huit couches, huit couples de notions opposées qui, prises une par une, donne un sens différent à la séquence. Un rêve de sémioticien.

Première couche, la plus immédiate pour le téléspectateur français à qui l’émission était d’abord adressée : l’opposition religion / laïcité. C’est l’élément déclencheur : une kippah, qui n’est même pas nommée en tant que telle, mais qui est appelée pudiquement un « insigne religieux »,

Immédiatement, l’insigne est le signe de deux conceptions très différentes de cette opposition religion / laïcité. D’un côté : la liberté religieuse comme liberté de porter le vêtement qu’on veut, y compris lorsqu’il est signe de religion. D’où la question du professeur Cohen : si vous aviez un ecclésiastique, lui demanderiez-vous de retirer le vêtement ou l’accessoire signe de sa fonction ? De l’autre une conception de l’espace public comme devant être neutre.

Deux conceptions qui n’arrivent pas à se comprendre l’une l’autre et qui sont totalement incompatible du simple fait qu’au final, le vêtement en question s’y trouve ou ne s’y trouve pas. Les compromis du style « discret » semblent être déjà dépassés.

Deuxième couche : le couple France / Israël. Qui est résolument invisible pour le spectateur qui ne connaît pas le Moyen Orient, mais d’où Cyrille Cohen tire une partie de son argumentation.

Car voilà une question qui est totalement ignorée : le mot « religion » renvoie à des réalités radicalement différentes, voire symétriquement opposées en fonction de l’endroit où l’on se trouve. En Europe, le mot religion renvoie à une réalité qui est individuelle, de l’ordre de l’intime et de la conscience personnelle, et largement séparée du politique. Tout cela est le fruit d’une histoire, récente à l’échelle de l’ Europe : c’est en quelque sorte le compromis qui est né des guerres de religion du seizième siècle, et c’est, pour le dire vite mais clairement, une conception protestante de la religion. Dans cette optique, une religion, c’est grosso modo la version généralisée dont le protestantisme (plutôt calviniste) est la version particulière.

Au Moyen Orient, c’est tout l’inverse. La religion a gardé l’aspect qu’elle avait en Europe au Moyen Age ou dans l’Antiquité : c’est une réalité collective, et par conséquent de l’ordre de l’espace public, dans laquelle la conscience personnelle a un rôle à jouer, mais un rôle différent de sa version européenne, et surtout c’est une réalité qui est mêlée à la dimension politique de la cité. Elle peut exister séparément, comme en Israël, où le premier ministre n’est pas le grand rabbin, mais elle n’existe pas en dehors de l’espace public pour n’être qu’une question du domaine familial.

Elizabeth Lévy s’inscrit dans la première conception : la kippah c’est religieux, la religion, c’est à la maison ! Cyrille Cohen s’inscrit dans la seconde : la kippah, c’est religieux, la religion c’est partout : « je la mets tous les jours » et « je viens d’Israël ».

La troisième couche est encore plus invisible : c’est un vieux contentieux culturel qui vient de l’époque romaine qui relève de la politesse / impolitesse, Dans l’empire romain il existait deux coutumes concernant le couvre-chef. Dans l’empire romain d’occident, la politesse voulait que l’on se découvre la tête en signe de respect, tandis que dans l’empire romain d’orient, la politesse voulait que l’on se couvre la tête en signe de respect. D’où le fait qu’on se découvre la tête dans une église en France, mais qu’on se couvre la tête dans une synagogue israélienne.

A travers les deux protagonistes de notre vidéo, se joue un dialogue entre deux conceptions de la politesse (au sens premier : être dans la polis). Elisabeth Levy : un peu de respect, découvrez-vous, on est en occident! Cyrille Cohen : justement, je suis un oriental !

La quatrième couche est proche de la troisième. On croit que l’opposition est religieuse / laïque, mais elle ne l’est qu’en surface. Parce qu’en réalité, la kippah n’est pas vraiment un vêtement religieux, au sens strict du terme pris dans sa conception française contemporaine. Les vêtements religieux juifs existent : pour les hommes c’est le tallit, une sorte de chemise largement ouverte sur les côté où sont attachés les tzitzits, quatre franges qui sont là pour rappeler les commandements.

La kippah relève de cette idée générale que le respect revient à se couvrir la tête, mais elle n’est pas (stupeur) un vêtement religieux. Déjà parce qu’elle est, à l’échelle du judaïsme, assez récente : à peine huit cent ans. Ensuite parce qu’il n’y a aucune bénédiction à dire lorsqu’on la met. En réalité placer la kippah en terme de sémiotique du vêtement dans la catégorie religieuse est un peu trompeur. Elle relève plus de ce qu’on appellerait le vêtement traditionnel, au même titre qu’un kimono par exemple. Dans l’optique de la pratique religieuse juive, ce qui compte, c’est de se couvrir la tête quand on prie. Le moyen importe peu.

La cinquième couche explique l’énervement des français à voir une kippah sur un plateau. C’est l’opposition religion / science. Parce qu’au fond d’eux, il y a toujours une suspicion de la religion (le catholicisme) comme étant une source de superstition. Il faut se souvenir que Voltaire concluait ses lettres en disant « écr, l’inf », pour « écraser l’infâme », c’est à dire la religion catholique, ou que Diderot écrivait « l’homme ne sera jamais libre tant que le dernier roi n’aura pas été étranglé avec les entrailles du dernier prêtre ». L’anticléricalisme français était dirigé vers un objet très spécifique, mais les Français sont également de grands lecteurs de Kant : il s’agit pour eux d’appliquer l’impératif kantien dans toues les situations, même lorsqu’il est inapproprié. Si une religion est source de superstition, d’ignorance et de ténèbres, alors toutes les religions doivent l’être. Et voir un grand professeur de médecine porter une kippah, ça leur fait des nœuds dans la tête. La religion s’oppose à la science, n’est-il pas ? En France peut-être, mais pas en Israël, où les gens religieux (Juifs, Musulmans, Druzes, Bahais et même Chrétiens!) peuvent être de grands scientifiques. Voir l’exemple de Robert Aumann, récompensé du prix Nobel d’économie en 2004, qui avait pris un hôtel à côté du hall de réception parce qu’il observait le shabbat. Aucune contradiction.

Je peux même témoigner, à titre anecdotique, que plusieurs de mes amis israéliens sont à la fois tout à fait orthodoxes et de grands scientifiques. L’un d’eux dirige même un laboratoire de recherche en physique des particules et fait des expériences à l’accélérateur de particules du CERN. Et il fait la prière trois fois par jour. Et on peut avoir des conversations sans fin sur un point talmudique précis ou sur les différentes théories de composition du texte biblique. Tout ça n’est en rien incompatible vu de Jérusalem.

La sixième couche est la plus délicieuse. Elle concerne l’identité des deux interlocuteurs: c’est l’opposition cohen / levi (avec des minuscules mais également avec des majuscules). Les deux noms sont bien évidemment Juifs, mais il faut connaître le contexte anthropologique d’où ils viennent pour comprendre la facétie qui se déroule, probablement à leur insu. Le nom Lévi est l’un des plus vieux noms juifs. Il est porté par les membres de la tribu éponyme. A l’époque du Temple, leur fonction était absolument religieuse : ils s’occupaient non seulement du service dans le Temple, mais également de la musique (le chœur des lévites raisonnait dans Jérusalem plusieurs fois par jour), et aussi de l’enseignement. Avant qu’il y ait des rabbins dans le peuple juif, il y avait des lévis. Les Cohen étaient quant à eux l’un des clans de la tribu de Lévi. Ils descendaient tous de Aaron, le frère de Moise, et leur fonction était affichée par leur nom : en hébreu « cohen » veut dire littéralement « prêtre ».

C’est l’argument qu’avance Cyrille Cohen lorsqu’il fait un parallèle avec le prêtre ou le pape qui viendrait, et lorsqu’il dit « mais je m’appelle Cohen ». Il est littéralement un membre du groupe des prêtres. Lui reprocher d’avoir un vêtement religieux juif relève du gag, d’autant plus quand l’argument vient d’un lévi ! Un peu comme si l’archevêque de Paris disait au pape, « vous êtes obligé de porter l’anneau de Saint Pierre ? » Réponse du pape : « mais de quoi vous parlez ? »

La septième couche concerne encore les identités de nos deux amis. Un Juif de diaspora et un juif d’Israël. Elisabeth Lévy est tout à fait à l’aise avec son identité juive et avec un soutien réel à Israël. Dire que c’était une question antisémite relève de l’ignorance. Elle a animé des émissions sur Radio J, l’une des grandes radios juives de France, et a fondé un journal avec un Israélien. Et elle ne s’est jamais caché, voire même a été militante, de ces deux dimensions. Mais lorsqu’elle pose la question de la kippah, il y a plus : c’est un Juif de diaspora, qui a choisi de suivre la donne française qui veut qu’on soit Juif à la maison et français dehors, qui s’étonne (de façon taquine) qu’un Juif ayant fait son alya ne reprenne pas les habitudes initiales lorsqu’il revient en France. Ce à quoi le Juif israélien lui répond : « mais je viens d’Israël ! » Autrement dit : j’ai choisi, et maintenant je n’ai plus à suivre la coutume locale, puisque je ne suis plus un habitant de cette contrée.

Huitième couche : celle-ci dépasse les intervenants et l’émission pour le public français. Elle concerne la réception de cet extrait, sans contexte, par le grand public des réseaux sociaux. Qui voient effectivement ce qu’ils voient : un juif avec une kippah qui est mis en accusation du fait de sa kippah et qui finit, dans le clip, par plus ou moins s’excuser. Et effectivement cette couche vient d’une certaine manière s’insérer dans le récit classique de la France anti-religieuse, et pire, antisémite, qui n’a vraiment rien d’autre à faire que de consacrer du temps d’antenne à des sujets de ce type, alors qu’elle a vraiment d’autres problèmes (au hasard : un manque d’énergie? une inflation terrible? un hôpital et une éducation nationale en décrépitude? Ne tombons pas dans le sophisme : un problème n’efface pas l’autre.)

Une minute de vidéo, disions-nous, et de multiple raison de s’indigner, ou au contraire de réfléchir. Cachez cette kippah que je ne saurais voir ? Non, montrez cette kippah qui dit tant de celui qui la regarde.

Voilà qui conclut l’année 2022. Votre serviteur va prendre quelques jours de repos. Bonnes fêtes de fin d’année à tous : on se retrouve début janvier pour l’édition 2023 !


Notes

Les Français ont oublié que beaucoup de scientifiques renommés étaient également ecclésiastiques. Pour ne prendre que quelques exemples récents : Gregor Mendel, l’un des découvreurs de la génétique, était moine augustin ; Teilhard de Chardin, paléontologue, géologue, était jésuite ; Georges Lemaître, concepteur de la théorie du Big Bang, était prêtre. Voir par exemple le lien suivant, qui recense 244 ecclésiastes catholiques ayant contribué de façon importance à l’avancée de la science.
https://www.ncregister.com/blog/a-list-of-244-priest-scientists-from-acosta-to-zupi

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