Rectification des noms et sagesse populaire

La sagesse populaire est toujours plus sophistiquée que ce que l’on imagine. C’est une sagesse orale, qui passe au crible des siècles les meilleures idées et leurs formulations les plus heureuses. Ce qui reste est le plus intéressant, le plus pertinent, le plus utile. Interroger la sagesse populaire, c’est puiser dans un recueil invisible, jamais relié mais toujours relu, de ce qu’une culture donnée à de plus intéressant à sauvegarder et à transmettre.

Sans surprise, la sagesse populaire française a quelques paragraphes consacrés à la rectification des noms.

Promenons-nous quelques instants dans ses allées.

Le premier arrêt est tellement connu que c’est devenu un proverbe, dont on a oublié l’origine. Il dit : « il faut appeler un chat un chat ».

C’est à la fois une injonction (« il faut ») et un conseil pratique. On ne nous dit rien d’autre : sinon quoi ? Sinon rien, ou plutôt sinon tout. Le conseil vaut en lui-même, il n’y a rien à ajouter, preuve de son importance suprême. Les principes fondamentaux sont des postulats. Ils n’ont besoin d’aucune justification ; ils sont leur propre justification.

Son origine immédiate ? Un alexandrin de Boileau dans sa première satire :

Je ne sais point en lâche essuyer les outrages
D’un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages,
De mes sonnets flatteurs lasser tout l’univers,
Et vendre au plus offrant mon encens et mes vers ;
Pour un si bas emploi ma muse est trop altière.
Je suis rustique et fier, et j’ai l’âme grossière :
Je ne puis rien nommer, si ce n’est par son nom ;
J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.

Le Rolet en question n’était pas vraiment connu du temps de Boileau. L’auteur ajouta la note suivante dans l’édition de 1667 : « C’est un hôtelier du pays blaisois. » Dans celle de 1713, on lit à la place : « Procureur très-décrié, qui a été dans la suite condamné à faire amende honorable et banni à perpétuité. »

Rolet s’est enfui mais le chat est resté.

Si certains y voient une allusion grivoise, on peut surtout noter le parallèle avec une autre expression que l’on trouve en anglais : « to call a spade a spade ». Littéralement : appeler une pelle une pelle. L’idée est la même, mais d’où vient la pelle ? Au pire d’une erreur de traduction, au mieux d’une approximation. On trouve la phrase chez Plutarque, dans un de ses essais (Moralia, 26, 15). Il évoque les Lacédémoniens, qui « sont par nature un peuple rude et rustique qui appelle une tranchée une tranchée (σκάφην) ». Mais le traducteur latin (Erasme en l’occurrence) a remplacé σκάφην (tranchée) par un mot qui signifie pelle. L’expression est passée dans ce format dans la langue anglaise. On en oublié la rusticité, mais pas la simplicité dans le fait de nommer de façon directe.

D’autres langues latines ont d’ailleurs des expressions similaires. En espagnol : « a llamar al pan pan, y al vino vino », (« dire pain au pain et vin au vin ») ou en italien : « dire pane al pane e vino al vino » (idem).

Si l’expression est formulée de façon positive chez Boileau, on trouve également, dans la culture française, son antiphrase : « mal nommer les choses c’est ajouter du malheur au monde ». Souvent attribuée à Camus, elle vient en réalité d’un article intitulé Sur une philosophie de l’expression , dans lequel il analyse un livre de Brice Parain. La phrase exacte est « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » (Essais, Bibliothèque de La Pléïade, 1965, p. 1679).

Son compagnon d’étude et opposé complémentaire perpétuel, Jean-Paul Sartre, pointe dans Qu’est-ce que la littérature une idée similaire, et rend un hommage (peut-être inconscient) à Boileau : «  la fonction d’un écrivain est d’appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c’est à nous de les guérir. Au lieu de cela, beaucoup vivent de cette maladie. »

Le texte date de 1948 : quand on connaît la trajectoire politique de Sartre à cette époque, on comprend que beaucoup d’écrivains écrivent les livres qu’ils ont besoin de lire.

Pour revenir à la sagesse populaire, on trouve une expression toute faite de la langue courante qui vient rappeler l’importance de la rectification des noms : « il faut dire les choses comme elles sont ». C’est un idiome que l’on considère comme si naturel qu’on peine presque à croire qu’il a acquis une dimensions proverbiale. Il est probablement dérivé du principe d’Aristote sur la vérité : dire que ce qui est, et que ce qui n’est pas, n’est pas.

On trouve à nouveau une expression opposée : « il ne faut pas avoir peur des mots », qui pointe la difficulté qui se trouve dans la rectification des noms. Nommer correctement demande un effort, un surplus de volonté. La tendance naturelle est à la facilité, et dire ce que l’on voit demande souvent du courage.

En littérature, c’est chez Charles Péguy que l’on trouve l’équivalent le mieux formulé : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. »

Ce qui à son tour était l’adaptation d’un conte, qui pourrait constituer la matrice narrative de la rectification des noms : Les Habits neufs de l’empereur., conte que l’on imagine simple et qui est pourtant d’une grande richesse dans son analyse de notre question. Mais c’est un sujet en soi, auquel nous consacrerons une étude détaillée.


Image : Satire numéro 1 de Boileau, dans son édition originale (1666), disponible sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k70170v/f14.item