Journal d’un civil (143) Les larmes

Lundi 26 février.

Après le 7 octobre, je suis passé par toute une gamme de sentiments et d’émotions que j’ai, plusieurs fois, essayé de détailler dans ce journal. Non pas comme un autoportrait un peu impudique, mais comme un témoignage de ce qui fut et de ce que nous avons été, j’imagine, très nombreux à traverser.

Mais il y a quelque chose qui n’est jamais arrivé : les larmes. Je n’ai pas pleuré une fois. En dépit du choc, en dépit de la tristesse, en dépit du stress : rien.

Sec.

La chose était étrange, car le cœur, lui ne l’était pas. Il débordait, il palpitait, il frémissait. Mais au-dessus, tout était bloqué, tout était verrouille, tout était étouffé. Les larmes seraient pour plus tard. Pour l’heure il s’agissait d’aller de l’avant et de ne pas se laisser déborder par ce qui était à l’intérieur. L’extérieur avait la priorité.

Mais voilà que depuis quelques jours, le couvercle s’est peu à peu levé. Le printemps est arrivé : on le sent dans chaque recoin du corps. L’hiver un peu rude, froid et humide, s’estompe peu à peu. La température n’est pas si différente et pourtant, le matin, au réveil, on se sent tout ragaillardi.

On sent aussi que la guerre à Gaza est plus derrière nous que devant. Il ne reste plus qu’une poignée de bataillons, et la dernière bataille s’annonce à l’horizon. Elle risque d’être compliquée tant nos ennemis ont travaillé à la rendre d’emblée impopulaire à l’international. Mais elle est la condition sine qua none pour que la guerre se termine vraiment et que le sud puisse à nouveau, après dix-sept ans de pluie de fer et de feu, vivre normalement.

La conjonction des deux fait que j’ai l’impression, peut-être à tort, que je peux lâcher un peu de lest.

Et sur ce, la semaine dernière, ma femme a subi une très légère intervention à l’hôpital. Je me suis occupé des enfants toute la journée, mais le stress de la sentir loin, sans vraiment savoir si ça allait bien se passer ou pas, a été, un catalyseur. Tout s’est bien passé, mais depuis ce week-end, je pleure pour un rien. Ou peut-être pas pour un rien, mais pour des petites choses qui n’appellent pas les larmes en temps normal.

Un jour, mon fils rentre du gan avec une pile de dessins. On les met dans mon bureau, et on les oublie quelques jours. Il les retrouve, et les passe en revue un par un. Il m’explique ce que ça représente. Tel arbre, tel animal, telle histoire. Il finit par tomber sur un dessin qui représente un gros cœur rouge. Je lui demande si je peux le mettre à côté de mon ordinateur. Il dit : « bien sûr papa ».

Des larmes.

Une autre fois, je le vois jouer avec sa sœur, et je me rends compte à quel point ils prennent soin l’un de l’autre, y compris lorsqu’ils chahutent.

Des larmes.

Une autre fois encore, je lis un article sur Wendy Westerwelle, une actrice qui vit dans l’Oregon, et qui chante tous les matins dans notre salon via un programme pour enfants que ma fille adore. L’article évoque le décès soudain de son époux et la cérémonie qui a eu lieu pour lui rendre hommage. Westerwelle dit qu’il était en bonne santé, il avait seulement 69 ans. Un soir, il vient la voir et la prend dans ses bras en lui disant qu’il n’avait jamais été aussi heureux. Le lendemain, il n’était plus de ce monde. Elle raconte également qu’il demandait une chose particulière : tous les matins, il voulait qu’elle le prenne dans ses bras pendant dix secondes. Mais voilà, elle déborde d’énergie, et dix secondes lui paraissent une éternité. Elle confie qu’elle n’a jamais tenu plus de neuf. Alors, en hommage à son mari, elle se tourne vers la foule, et dit: “prenez la main de votre voisin, tenez-le près de vous.” Et après une pause, elle commence à compter : “un, deux, trois…”

Et encore des larmes.

Je ne sais pas combien, parmi toutes ces larmes coulées, appartiennent au sept octobre. Mais elles sont là, comme de petites perles qui ont maturé dans un recoin obscur, s’enveloppant de tristesse, jusqu’à devenir si lourdes qu’elles sortent presque toute seule de la nacre à la commissure de mes yeux.

Des larmes, après plus de cent quarante jours.

Fin du 143ème jour, 26 février 2024, 17 shevat 5784.