Quand le français était écrit en hébreu : Rachi

Le Cerf vient de publier la première partie des Prophètes, accompagnée de la traduction du commentaire de Rachi. Cela fait suite à la publication, en 2019, du Pentateuque, accompagné du même commentaire. L’occasion de revenir sur Rachi, géant de la culture juive et géant méconnu de la culture française.

Rachi était un rabbin du Moyen-Âge, l’un des plus connus et des plus respectés, si ce n’est le plus connu et le plus respecté. Son nom était Shlomo ben Itzhaq ; en français : Salomon ben Isaac. Il y a une habitude dans la tradition juive de se référer aux grands rabbins par un acronyme, d’où Rachi, l’acronyme de Rabbi Shlomo ben Itzhaq.

Né en 1040 à Troyes, il fait ses études à Worms et à Mayence, avant de revenir et de s’installer dans sa ville natale à l’âge de vingt-cinq ans. Son école talmudique va devenir un centre extrêmement important pour l’ensemble du monde juif. Il y enseigne la Torah et le Talmud, et rédige un commentaire précieux. Ce dernier est, depuis, imprimé dans chaque édition du Talmud (dans la marge intérieure) accompagné de celui de ses élèves (dans la marge extérieure).

Rachi est un géant de la culture juive, mais c’est également un géant de la culture française (même si le dire comme ça est presque anachronique). Car dans les gloses de Rachi on trouve des milliers de mots… en français ! Rachi écrit son commentaire en hébreu, mais, lorsqu’il veut expliquer un mot un peu compliqué, il dit « et dans notre langue on appelle cela x ». Et il écrit le mot champenois (une variété de l’ancien français) en caractère hébraïque. C’est ainsi qu’on apprend par exemple que le terme « brakha » qu’on traduit généralement par « bénédiction » était traduit par Rachi, en français, par « foison », ce qui est beaucoup plus cohérent avec la tradition juive : la bénédiction, c’est la foison qui rentre dans le monde à tous les niveaux.

Les gloses de Rachi sont donc une source absolument incomparable pour la connaissance du français tel qu’il était au XIème siècle, à un moment où on n’a presque pas d’autres sources, parce que tous les textes étaient encore écrits en latin.

Mais plus que tout, Rachi est l’enseignant de tout Juif qui étudie. Son commentaire sur la Torah se trouve dans toute bonne édition du livre saint. Rachi prend l’étudiant par la main et le guide pas à pas dans les méandres du texte le plus lu, mais aussi le plus mal lu, qui ait jamais été publié. Étudier la Torah avec un maître comme Rachi, c’est sentir plusieurs millénaires de sagesse vibrer à chaque mot.

Pour autant, Rachi n’est pas un commentaire facile. Il est même presque déconseillé de commencer par là. Le premier commentaire auquel on doit être exposé, si on veut vraiment étudier la Bible dans sa tradition vivante, c’est le commentaire d’un maître, d’un maître vivant qui a, lui aussi, reçu l’enseignement de son maître à lui.

Rachi est complexe parce qu’il apparaît souvent simple, voire simpliste. Or, comme le rappelait un de mes maîtres : quand on lit un verset de la Torah, si on a compris du premier coup, c’est qu’on a pas compris. Qu’est-ce à dire ? Dans la tradition juive, la Torah est la parole de l’Eternel adressée au peuple juif. Autrement dit, chaque phrase, chaque mot, est pesé, et on s’attend à ce que, lorsque le Maitre du monde prend la parole, ça soit pour dire autre chose que des banalités. Moralité, si, moi qui suis fini, je comprends d’emblée la parole de l’infini, c’est probablement que je n’ai rien compris !

Rachi procède de cette problématique. Parfois il parait extrêmement simple : c’est probablement qu’on n’a pas compris ce que Rachi voulait nous dire.

L’exemple classique concerne le passage sur le jardin d’Eden. Le texte dit que l’arbre se situe « au milieu du jardin » (Genèse, 2, 9). Rashi souligne le mot « au milieu » et commente : « au milieu ». (1)

Quoi, le commentaire de « au milieu » c’est « au milieu » ? C’est de l’humour rabbinique ? Presque !

Lorsqu’on étudie Rachi, on commence en réalité par étudier la façon dont il faut l’étudier. En l’occurrence, il faut toujours commencer par se poser une question : « quelle difficulté voit Rachi ? »

S’il amène un commentaire à ce moment précis du texte, c’est que, pour lui, il y a quelque chose qui n’est pas clair, il y a comme une porte du sens qui est fermée et qu’il s’agit d’ouvrir.

Revenons à notre histoire de milieu. Si Rachi y a vu une difficulté, quelle pouvait-elle être ? C’est que le mot milieu peut désigner deux sortes de choses : on peut dire que c’est au milieu dans le sens figuré, pour dire « parmi ». Au milieu de la foule, c’est être parmi la foule, au milieu du jardin, c’est être dans le jardin.

Ici Rachi vient nous dire : ne crois pas que c’est au milieu dans un sens vague, le verset vient t’apprendre que c’est vraiment au milieu, au milieu géométrique.

Du coup se pose immédiatement une autre question : et alors ? Qu’est-ce que ça vient faire ? En quoi est-ce important de savoir que l’arbre se trouvait au milieu du jardin plutôt qu’au milieu ?

La réponse : il faut étudier avec un maître qui connaît Rachi. Et disons, juste comme avant-goût, que c’est un point très important, parce que c’est l’une des clés de la métaphysique hébraïque.

L’un des avantages à étudier Rachi, c’est que cette méthodologie peut servir pour l’étude d’au moins deux autres philosophes : Aristote et Kant.

Pourquoi Aristote ?

Parce que les livres que nous avons de lui ne sont pas réellement des livres. Ce sont des compilations de notes qu’il utilisait pour ses cours. Ses livres réels ont malheureusement été perdus. Malheureusement, parce qu’on disait qu’il écrivait encore mieux que Platon.

La prose que nous avons à disposition est donc assez ardue : on passe d’un sujet à l’autre, on a l’argument, le contre-argument et le contre-contre-argument qui se suivent de paragraphes en paragraphes : c’est roboratif à souhait et ça décourage plus d’un élève de Terminale (voire d’université).

La solution ? Pratiquer la méthode de Rachi. Il faut s’imaginer au Lycée d’Aristote, écoutant son exposé, et répondant peu à peu aux différentes questions. Il faut imaginer les élèves un peu cabots dire « Maître, Maître, mais dans ce cas-là ? » et Aristote de répondre : « dans ce cas-là… »

Et ainsi on avance dans le texte, en se demandant régulièrement : à quelle question Aristote répond-il ?

Idem pour Kant. Le philosophe de Kœnigsberg a une prose ampoulée, que la traduction n’arrange pas. Son style est d’autant plus compliqué qu’il fait des phrases à rallonge avec des subordonnées, et des subordonnées dans les subordonnées : un vrai fatras.

La raison ? Kant intègre dans sa phrase les contre-arguments qu’on pourrait lui faire et y répond aussitôt, mais sans dire quel est le contre-argument ! On aura vu des façons d’écrire un peu plus simples.

A nouveau la méthode de Rachi nous permet d’éclairer tout ça. Devant chaque nouvelle idée, il faut se demander : quel est le contre-argument que Kant anticipe ? Quelle est la question à laquelle il répond ? Et ensuite on peut lire la réponse qui constitue le reste de la phrase.

En attendant de relire l’intégrale de Kant et d’Aristote tel qu’aurait pu les commenter Rachi, on se plongera donc dans cette nouvelle traduction, pour espérer qu’on donne enfin, dans la culture française, sa place à l’un des plus grands Rabbins de tous les temps et au premier lexicographe de la langue française.

Bibliographie:

La Bible de Rachi, éditions Le Cerf. Volume 1 : Le Pentateuque, volume 2 : Les Prophètes (première partie).

Rachi de Troyes, par Simon Schwarzfuchs, une très bonne biographie chez Albin Michel

Rashi, par Elie Wiesel

Ce qui dérange Rachi, de Avigdor Bonchek , pour une étude sur la méthode de Rachi (cinq volumes, un par livre du Pentateuque).

Et pour une introduction à l’étude de la Torah selon les sources traditionnelles, voir les cours sur Akadem, par exemple le Rav Yossef Attoun.

(1) Le texte biblique dit betokh, Rashi commente : beemsta. Betokh en hébreu biblique signifie « au milieu ».