Pour une approche hébraïque de Confucius

Bryan Van Norden, l’un des meilleurs spécialistes de la pensée chinoise antique de notre époque, consacre une annexe de son livre sur le sujet à ce qu’il appelle « notre vision du monde et la leur » (1). Son but ? Permettre au lecteur occidental de prendre conscience d’un certain nombre de présupposés généralement admis à notre époque qui viennent obscurcir la lecture des philosophes chinois classiques tant ils sont éloignés de la vision du monde de ces derniers.

En préambule, il donne un exemple concret, tiré du premier paragraphe des Analectes, qui dit : « Etudier et mettre en pratique au moment prescris ce que l’on a appris, n’est-ce pas une grande joie ? » (2)

Le mot étude 學 (forme simplifiée : 学) est le premier caractère du livre, et revient tout au long de l’ouvrage comme un leitmotiv.

Mais comme l’explique Van Norden, un lecteur occidental moyen a toutes les chances de lire cette idée d’une façon qui est très éloigné du sens original. Pourquoi ? Parce qu’il existe, pour simplifier, deux conceptions majeures de la notion d’étude en occident.

La première, qu’il fait dériver de Platon, consiste à considérer que la connaissance est son propre but : « Platon pensait que la meilleure des existences était celle de la recherche théorique ». (3) La seconde, qu’il place, dans la tradition philosophique anglophone, chez Francis Bacon, consiste à penser que la connaissance est une forme de pouvoir. Pour lui, la théorie n’était pas tout, encore fallait-il « pouvoir expérimenter et apprendre à contrôler le monde ». (4)

Que l’on soit plutôt platonicien ou baconien va colorer la manière dont on va lire cette première phrase de Confucius. « Si vous êtes un platonicien, poursuit Van Norden, vous penserez : « oui, apprendre est satisfaisant en soi, que cela ait une application pratique ou pas ». Si vous êtes un baconien, vous pourrez être d’accord avec Confucius, mais seulement si vous partez du principe que ce qu’il a a l’esprit est une forme d’étude pratique et amorale. Ou vous pourrez être en désaccord avec lui si vous pensez qu’il emploie ce mot comme le ferait un platonicien ». (5)

Dans les deux cas, vous partiriez dans une mauvaise direction, car « l’étude, pour Confucius, n’est ni la connaissance pour l’amour de la connaissance, ni une connaissance technique sans but moral ». (6)

L’écart entre le mot 學 (xué dans la prononciation chinoise moderne) et sa traduction habituelle « étude » (en anglais on lui préfère souvent une forme verbale « learning ») est tel, que les traducteurs occidentaux ajoutent souvent une note marginale afin d’expliquer ce que les philosophes chinois de la période classique entendaient exactement par là.

Voir par exemple le commentaire de Charles Le Blanc dans la traduction de la Pléiade : « étudier : acquérir de nouvelles connaissances, les mettre en pratique et, par là, se perfectionner soi-même ». (7) Ou celui de Pierre Ryckmans, qui accompagne sa traduction du paragraphe I, 6: « l’  « étude » dont il est question […] consiste essentiellement en un apprentissage moral du métier d’homme ». (8) Ou encore celui de Edward Slingerland : « les gens d’aujourd’hui pensent à l’étude comme étant la recherche de la connaissance, tandis que pour les anciens, l’étude consistait à cultiver le moi ». (9)

Autrement dit, pour Confucius, la visée de l’étude n’est ni la connaissance, ni un savoir pratique, mais permet à l’homme de bien de développer ses qualités morales. On est loin de l’étude universitaire comme de l’étude scientifique : aucun doctorant n’obtiendrait son diplôme pour avoir développé ses vertus !

Voilà comment un occidental pourrait arriver au texte avec une conception du mot étude qui l’enverrait dans des lectures parfaitement erronées de la pensée du Maître. Pour autant ce ne fut pas toujours le cas : l’antiquité occidentale a connu quelque chose de similaire.

Voilà ce qu’en dit par exemple le philosophe des sciences américain Hilary Putnam : « ma prochaine citation vient d’un philosophe Juif du premier siècle, Philon d’Alexandrie. J’ai découvert cette remarque dans un livre que j’aime beaucoup, La Philosophie comme mode de vie, de Pierre Hadot. Dans ce brillant recueil d’essais, l’un des grands historiens de la philosophie antique nous explique nous nous trompons totalement sur la nature de toutes les anciennes écoles de philosophie si nous considérons la philosophie d’alors comme la philosophie académique de l’époque moderne ou même de la fin du Moyen Age. Il utilise les mots suivants de Philon d’Alexandrie pour illustrer que l’idée de la philosophie en tant que “mode d’existence dans le monde, qui devait être pratiquée à chaque instant, et dont le but était de transformer l’intégralité de la vie d’un individu”. » (10)

L’idée était là dans l’Antiquité, mais elle n’est plus immédiatement accessible à notre conscience contemporaine. La preuve : Putnam doit citer Hadot, qui cite Philon d’Alexandrie.

Le fait que Putnam cite Philon d’Alexandrie, un penseur juif qui essayait d’expliquer la manière dont il comprenait sa tradition en langue grecque, est une coïncidence intéressante. Parce que cette catégorie de l’étude comme visant à transformer l’être humain est précisément une catégorie que l’on retrouve dans la pensée hébraïque classique. (11)

Voici par exemple comment le rabbin Dufour présente la méthode de l’étude selon le Rav Yechayah Halevy Horowitz : celle-ci « demande avec égalité la rigueur dans la connaissance et la pratique, aussi bien que l’utilisation du cœur et de l’intelligence, et la cohérence entre ce qui est appris et ce qui est vécu. » (12)

Ce lien permanent entre l’étude et le vécu est également résumé par Marc-Alain Ouaknin : « comprendre un texte, c’est, dès l’abord, l’appliquer à nous-même »(13). Un peu plus loin, il précise : « le projet philosophique de l’herméneutique talmudique est de rendre possible l’existence d’un homme qui cherche inlassablement à produire un écart entre son “être ” et son “avoir à être”, auto-différenciation incessante qui est le temps lui-même. La philosophie de l’homme talmudique fait de lui un créateur en mouvement ; ce mouvement est une tendance vers le plus loin, vers le plus haut, vers un au-delà. L’homme talmudique, par l’interprétation, se nie, se dépasse, se surpasse. Refusant toute situation statique et donnée, l’homo hermeneuticus est transcendance en acte, toujours en devenir, toujours vers un avenir. » (14)

Dans un autre texte consacré plus spécifiquement à l’étude, Marc-Alain Ouaknin explique : « […] le verbe étudier » est symbolisé par la lettre lamèd (voulant dire « étude »), qui a la particularité d’être la seule des vingt-deux lettres de l’alphabet à dépasser la ligne d’écriture vers le haut. Étudier, c’est s’élever, se dépasser, ouvrir la porte de l’infini ». (15)

Et l’on pourrait continuer à multiplier les exemples qui montrent que la conception de l’étude dans la pensée hébraïque est pratiquement identique à la conception confucéenne de celle-ci.

Ainsi, il y aurait une affinité entre la pensée chinoise classique et la pensée hébraïque ? Le rapprochement peu paraître incongru. Il est parfois proposé dans des moments d’envolées un peu lyriques, lorsque telle ou telle personne se rend compte qu’il existe des passages similaires dans l’une ou l’autre tradition. Ces rapprochements sont amusants, parfois intéressants, mais ce n’est pas le propos ici. (16)

L’idée que nous proposons est d’approcher le texte des Entretiens non pas à partir des catégories occidentales, mais à partir des catégories de la pensée hébraïque traditionnelle. Et ce pour deux raisons. La première : ces catégories sont souvent plus proches des catégories de la philosophie chinois classique que les catégories occidentales, et constituent un meilleur point de départ pour le lecteur. Elles permettent de construire un pont plus rapide et moins précaire pour aller à la rencontre de Maître Kong, y compris si on le lit dans la langue originale.

La seconde : le chemin fonctionne dans les deux sens ;faire ces rapprochements nous permet en échange de mieux réfléchir sur nos propres catégories hébraïques. L’intérêt est double : en plus de les redécouvrir sous un angle différent, cela nous amène à envisager la manière dont on peut dialoguer avec la culture chinoise. Ce sera l’un des grands enjeux du siècle à venir : la rencontre entre la tradition hébraïque et la tradition chinoise n’en est qu’aux prémices.

Les études comparées chinoises et hébraïques sont riches de perspectives ; voilà un sujet qui va nous occuper en grande partie tout au long de cette année. Alors bonne rentrée à tous, et plongeons avec délice dans l’étude !


(1) Introduction to Classical Chinese Philosophy, Bryan Van Norden, Hackett Publishing Company, 2011. Appendice A : heremneutics, or how to read a text.

(2) Je traduis en tenant compte, comme la plupart des traductions de cette phrase, du commentaire de Zhu Xi, qui lit le caractère 說 (shuō) comme étant en réalité une variante de 悅 (yuè). Voir https://ctext.org/analects/xue-er

(3) Van Norden, ibid, p. 229

(4) Van Norden, ibid, p. 229

(5) Van Norden, ibid, p. 229

(6) Van Norden, ibid, p. 229

(7) Philosophes confucianistes, notes et traductions de Charles Le Blanc, Rémi Mathieu, en Pléïade (2009), p.

(8) Les Entretiens de Confucius, Pierre Ryckmans, chez Gallimard, collection connaissance de l’orient, (1987), p.

(9) Confucius, Analects, Edward Slingerland, chez Hackett (2003)

(10) Jewish Philosophy as a guide to life, Hilary Putnam, Indiana University Press, 2008. Je recommande en particulier l’introduction, de nature autobiographique, dans laquelle Putnam explique son intérêt pour les philosophes juifs et sa découverte de la pratique du judaïsme dans les années soixante-dix à l’occasion de la Bar Mitzvah de son fils.

(11) J’utilise le terme « pensée hébraïque » pour désigner la formulation des enseignements traditionnels du judaïsme en termes utilisés par la philosophie occidentale. Voir mon article (à venir) à ce sujet.

(12) Sur son site modia : https://web.archive.org/web/20200604114711/http://www.modia.org/tora/maitres.html#chla (consulté: 04/09/2022)

(13) Lire aux éclats, Marc-Alain Ouaknin, Points Seuil p. XIV.

(14) Marc-Alain Ouaknin, ibid, p. XIX

(15) Marc-Alain Ouaknin, ibid, p. 175

(16) On a un phénomène similaire avec le monde nippon : Voir par exemple le proverbe 七転八起 (« tomber sept fois, se relever huit ») et le verset des Proverbes : « Oui, le juste tombe sept fois puis se relève » (XXIV, 16, traduction Chouraqui).
On peut faire quatre hypothèses sur ces similarités : 1. le proverbe hébraïque vient d’un fond de sagesse chinoise 2. Le proverbe japonais provient de la source hébraïque 3. L’idée provient d’une troisième source, qui a pu disparaître avec le temps 4. Ou ça peut être simplement une heureuse coïncidence : il existe plusieurs autres proverbes du fond sino-japonais qui jouent sur la séquence 7/8. Ceci sera également le thème d’une série d’articles à venir.

Image : Tim Hipps, U.S. Army, Public domain, via Wikimedia Commons