Confucius et la Rectification des Noms (2/2)

Nous sommes en 505 avant l’ère courante.

Revenu dans son pays natal, Confucius s’est retiré des affaires. Il s’adonne à l’étude, l’étude par excellence : celle des classiques.

Mais voilà que Yanghu, un puissant membre de la famille Ji, insiste : il veut que Confucius le serve.

Refus du sage.

Yanghu tente un coup d’état pour s’arroger le pouvoir et réduire l’influence des autres clans. Erreur qui lui est fatale : vaincu, il s’enfuit dans le pays de Qi.

Yanghu parti, Confucius peut revenir aux affaires ; il a cinquante-et-un ans. Le duc Ding, le nomme gouverneur de la petite ville de Zhongdu. Cela semble être un poste modeste, mais il s’y adonne avec toute son ardeur et ses talents d’administrateurs fleurissent aussitôt. En à peine un an, ses politiques sont répliquées par les villes voisines. Il est ensuite nommé vice-ministre des travaux publics : en quelques mois, il réforme la répartition des terres et règle un problème concernant la sépulture du précédent duc (le duc Zhao, qui était mort en exil), qui avait été installée à l’écart de la nécropole habituelle.

A peine un an plus tard, Confucius est promu ministre de la justice. Son travail essentiel consiste à juger les affaires difficiles. La criminalité recule ; la société s’apaise : c’est un succès éclatant. Il est également chargé d’une affaire diplomatique délicate entre le royaume de Lu et le royaume de Qi, qui est alors bien plus puissant. Il s’en tire de façon éclatante et gagne la confiance du premier ministre. Pour le récompenser, il est nommé vice-premier ministre. A cinquante-quatre ans, Confucius devient le troisième personnage le plus important du royaume de Lu.

Voyant le pays de Lu prospérer, le duché de Qi finit par s’inquiéter. A ce rythme-là, Lu va bientôt devenir l’hégémon, l’état qui va avoir la précédence sur les autres dans le système multi-polaires en place. Après plusieurs tentatives déjouées par Confucius, le duc de Qi envoie quatre cents chevaux et quatre-vingt femmes au duc de Lu. Pendant trois jours, ce dernier néglige les affaires de l’état.

On dit à Confucius qu’il va peut-être être temps de partir.

Celui-ci refuse.

«  Le prince de Lu va bientôt faire le sacrifice Kiao, s’il envoie de la viande du sacrifice aux grands officiers [comme il est de coutume] je pourrai encore rester. » (Sima Tien, chapitre XLVII)

Pourquoi ? Confucius considère que les rites sont l’un des fondements de l’ordre social. Il représente en quelque sorte le versant symbolique de la culture : les négliger, c’est abandonner les règles qui régissent la société. Cela ne peut déboucher que sur le chaos.

Confucius critique abondamment les manquements rituels qu’il constate tout autour de lui et cette perspective découle directement de sa conception de la rectification des noms.

Voyant un objet rituel qui manifestement ne ressemble pas à son modèle originel, il s’exclame :

«  Un vase gu qui est censé être carré et qui est désormais rond, curieuse façon d’être un vase gu ! » (Entretiens VI, 25).

Mais ses critiques sont surtout dirigées vers la famille Ji, qui veut se prendre pour ce qu’elle n’est pas : des Vicomtes qui se prennent pour des ducs, et qui se rêvent des roi.

Confucius ne cache pas son mépris dans un épisode fameux lié à la danse. Celle-ci occupe, dans les rites de l’époque, une importance toute particulière. Le nombre de rangs de danseurs correspond au rang de la personne qui préside au rite. Huit pour le roi, sept pour le duc, etc.

En parlant de la manière dont la famille Ji pratique ce rituel, il dit :

«  Ils ont huit rangs de danseurs en train de danser dans la cour. Si ils sont capables de ça, de quoi d’autre sont-ils capables ? » (Entretiens III, 1).

Autrement dit : ils se mettent en scène comme si ils étaient des rois.

A nouveau, aucune théorie : seulement la praxis de la rectification des noms. Cette danse est détournée de sa fonction. Un clan capable de ça, de quoi d’autre est-il capable ?

Une autre fois, le chef de la famille Ji se rend au Mont Tai pour faire un sacrifice. Le Mont Tai est une montagne sacrée située qui se situait entre le pays de Lu et le pays de Qi. Les deux ducs s’y rendaient de façon alternée pour y présenter un sacrifice.

« Le chef de la famille des Ji fit un pèlerinage sacré au Mont Tai. Le Maître dit à Ran Qiu : n’as-tu pas réussi à l’empêcher ? Ran Qiu répondit : je n’ai pas pu. Le Maître s’exclama : Helas ! Devons-nous supposer que l’esprit du Mont Tai soit bien moins informé que des usages que Ling Fan ? (Entretiens, III, 6)

A nouveau, les Ji s’arrogent une fonction symbolique à laquelle il n’ont pas droit.

Après l’épisode du sacrifice Kiao, à l’issu duquel le duc n’a effectivement pas respecté le rite en envoyant une partie de la viande aux grands officiers, Confucius quitte le royaume de Lu en désordre et part pour Wei, qui se situe plein Ouest.

Commence alors une errance qui va durer quatorze ans et mener Confucius dans la plupart des duchés importants de l’époque.

En chemin, Zilou, l’un des disciples les plus proches du Vieux Maître, connu pour son esprit rude et son sang chaud, demande :

« Si le duc de Wei vous employait pour servir dans le gouvernement de son état, quelle serait votre première priorité ? »

Le Maître répondit : « Ce serait, évidemment, la rectification des noms ».

Le mot est enfin prononcé.

Zilou s’impatiente. Il ne comprend pas pourquoi. Confucius répond :

«  Si les noms ne sont pas rectifiés, les paroles ne seront pas en accord avec la réalité. Si les paroles ne sont pas en accord avec la réalité, les choses ne seront pas correctement accomplies. Lorsque les choses ne sont pas correctement accomplies, les rites et la musique ne fleurissent. Lorsque les rites et la musique ne fleurissent pas, les punitions et les pénalités n’atteindront pas leur but. Et lorsque les punitions et les pénalités manquent leur but, le peuple ne sait pas comment se comporter. C’est pourquoi l’homme de bien n’applique que des noms qui peuvent être utilisés de façon adéquate, et s’assure que ce qu’il dit peut être correctement mis en acte. L’homme de bien se garde de l’arbitraire de sa parole. C’est là tout ce qu’il y a à savoir ». (Entretiens XIII, 3)

Les noms sont à la base de l’ordre social. Losqu’ils sont atteints, plus rien ne peut fonctionner. Lorsque le langage est utilisé à tord et à travers, pire, lorsque plus personne ne se conforme au nom qui lui est donné, le pouvoir politique ne peut que dégénérer et la société se déliter.

Confucius résuma tout cela en une formule lapidaire :

« Gouverner, c’est rectifier. » (Entretiens XII, 17)

Le lien profond entre les deux se perd à la traduction. En chinois, le mot « gouverner » (政) contient le radical « rectifier » (正).

Ce jour-là, il ajoute, à Ji Kang, qui lui demandait ce qu’était gouverner :

« Si vous montrez l’exemple en vous corrigeant vous-même, qui osera être incorrect ? »

Tout est posé. Dans cette perspective, la rectification des noms commence par la politique. Le souverain doit la pratiquer afin que tout le reste suive : les ministres, les fonctionnaires, et, de proche en proche, le reste de la société.

Pour autant, pour Confucius, ce n’est pas l’idéal. Pour lui tout commence par l’individu.

« Ne te soucies pas de savoir si personne n’a entendu parler de toi, mais cherche à devenir une personne digne d’être connue » (Entretiens, IV, 14).

Malheureusement, Confucius ne verra jamais la rectification des noms achevée. Son rêve de résurrection de l’âge d’or de la dynastie des Zhou s’effacera en deux siècles à peine : une nouvelle dynastie, les Qin, arrivera et réunifiera les royaumes combattants d’une main de fer sans que les Zhou n’ait un rôle à jouer. Les écrits de Confucius seront même brûlés avec bien d’autres ouvrages.

Mais entre temps, d’autres auront repris le flambeau. D’autres auront développé la notion de rectification des noms. Deux siècles après sa mort, arrive un nouveau penseur, dont les écrits vont éclairer la question sous un nouvel angle et la transposer de la pratique à la théorie : Xun Zi.

Sources

La plus ancienne biographie de Confucius dont nous disposons se trouve au chapitre XLVII de l’ouvrage intitulé Shiji, de Sema Tsien, traduit en français par Edouard Chavannes, l’un des grands orientalistes français de la première moitié du XXème siècle.

Elle est disponible sur le site : https://fr.wikisource.org/wiki/M%C3%A9moires_historiques/47

La meilleure biographie contemporaine, qui croise les sources traditionnelles avec l’état de nos connaissances historiques actuelles est Confucius, a guide for the perplexed, de Yong Huang.

Sur la philosophie chinoise en général : Anne Cheng, Histoire de la philosophie chinoise. Le chapitre 2 traite de Confucius, avec toute une section consacrée à la rectification des noms. On trouve en anglais l’œuvre classique de Fung Yu-Lan, A History of Chinese Philosophy. Cf volume 1, chapitre 4 et spécifiquement la section 3 sur le sujet qui nous intéresse.

Les traductions de Confucius sont pléthores. Préférer en français celle de Pierre Ryckmans (Les Entretiens de Confucius, chez NRF, collection Connaissance de l’Orient), et en anglais celle de Edward Slingerland, chez Hackett Publishing, dont l’appareil critique et les introductions sont fort utiles pour comprendre Confucius en son époque. C’est celle que j’ai utilisée comme canevas pour les traductions qui parsèment cet article.

Sur la période historique qui fut celle du philosophe, voir The Cambridge History of Ancient China (Cambridge University Press, 1999) qui couvre, en mille pages, et de façon fabuleuse, toute l’histoire de l’antiquité chinoise jusqu’à la veille de l’unification en 221 avant notre ère. Voir notamment le chapitre 8 sur les Printemps et les Automnes, et le chapitre 11, qui traite longuement de Confucius.

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