Durant les onze jours de l’opération Gardiens des Murailles, les actes antisémites ont augmenté à l’étranger. Angleterre, Allemagne, France, Belgique. La liste des exactions en marge de manifestations pro-Palestiniennes s’allonge.
Mais cela se passe en Europe, où on s’est, malheureusement, habitué à un nouvel antisémitisme depuis au moins deux décennies.
La sidération est venue des États Unis, où les attaques contre les Juifs se sont multipliées à toute vitesse.
Le 19 mai, alors que l’opération Gardien des Murailles est en cours depuis plus d’une semaine, un groupe d’activistes pro-Palestiniens attaque des Juifs iraniens qui sont en train de manger dans un restaurant de West Hollywood.
Le 20 mai, une nouvelle vidéo montre deux hommes portant un drapeau israélien être attaqués à New York, dans l’Upper West Side, devant un restaurant de bagels.
Le 21 mai, c’est dans le quartier des diamantaires (Diamond District, 47ème rue à Manhattan) que des groupes de militants attaquent.
Pour ma génération, qui a grandi en regardant Friends, Seinfeld ou Sex and the City, les États Unis paraissaient un paradis juif et Manhattan, son jardin d’Eden.
Oui, on savait que les États Unis avaient un passé un peu antisémite. On se souvient de l’inaction de Roosevelt pendant la guerre ou du fait que certains Wasps discriminaient Les Juifs. L’exemple typique était le country club, qui était réservé à la riche élites d’ascendance anglo-saxonne. D’où la fameuse blague de Groucho Marx : « mon fils n’est qu’à moitié Juif, est-ce qu’il peut se baigner dans votre piscine jusqu’à la taille ? »
On imaginait aussi que les états de l’Amérique profonde devaient avoir un fond antisémite qui ne passait pas tout a fait. Tout Juif ayant grandi dans un état du centre peut vous raconter quelques anecdotes un peu effarante. Mon épouse, dont la famille est de Brooklyn, mais qui a passé une partie de son enfance dans l’Oklahoma, s’est par exemple vue demander pourquoi elle n’avait pas de cornes (vu qu’il semble de notoriété publique là-bas que les Juifs ont des cornes : d’après eux, c’est la « marque de Caïn »). Une amie, grandissant dans un état similaire dans les années soixante raconte que, alors qu’elle avait à peine six ans, une camarade de classe l’avait accusée d’avoir tué Jésus. Elle était rentrée en pleurant et avait dit à sa mère qu’elle ne comprenait pas : elle n’avait tué personne. Ambiance.
Mais à Los Angeles ? A New York ?
En réalité, l’antisémitisme à New York a continué. En 1991, le quartier hassidique de Crown Heights, à Brooklyn, est secoué par des émeutes. Un enfant meurt à la suite d’un accident de voiture. L’enfant est noir ; le conducteur est Juif. En quelques heures, l’ambiance déjà tendue entre les deux communautés devient explosive. Un groupe de jeunes hommes Noirs attaquent un jeune homme Juif. Il décède quelques heures plus tard à l’hôpital. Al Sharpton, un des activistes afro-américain les plus médiatiques de l’époque, utilise la rhétorique antisémite pour agiter la foule. Un témoin rapporte qu’il a appelé à tuer les Juifs deux fois dans l’un de ses discours. Lors de l’enterrement, il prononce un éloge funèbre dans lequel il dit : « Le monde nous dira qu’il a été tué par accident. Oui, c’était un accident social. […] C’est un accident que d’autoriser un service d’ambulance fonctionnant sur un mode d’apartheid au milieu de Crown Heights. […] Racontez comment Oppenheimer en Afrique du Sud envoie des diamants directement à Tel Aviv et fait du commerce avec les marchands ici même à Crown Height. Le problème n’est pas l’antisémitisme, le problème est l’apartheid ».
La question ne s’est jamais vraiment éteinte. Les Juifs orthodoxes sont à nouveau attaqués depuis quelques années. Selon l’Anti Defamation League, « en 2020, les incidents antisémites restent à un niveau historiquement haut aux USA avec un total de 2024 incidents d’agression, de harcèlement et de vandalisme. L’année dernière constituait le troisième chiffre le plus haut contre des Juifs américains depuis que l’ADL a commencé à tenir des statistiques en 1979 ».
En examinant de plus près les chiffres, le rapport pour 2020 note qu’il y a eu 31 agressions, et conclut : aucun décès pour la première fois depuis 2017.
Car l’antisémitisme tue aux États Unis. Les modes opératoires ressemblent aux faits divers qui ponctuent l’actualité américaine, raison pour laquelle ils passent parfois inaperçus dans la presse internationale.
En octobre 2018, un individu armé est entré dans une synagogue de Pittsburgh un matin de shabbat, alors que la communauté se prépare pour une circoncision. Le forcené cause onze morts et blesse six personnes. .
A peine six mois plus tard, une autre fusillade a lieu à San Diego, en Californie, à nouveau dans une synagogue. C’est le dernier jour de Pessah, et à nouveau un shabbat. Un mort et trois blessé, dont le rabbin.
En décembre 2019, c’est dans un supermarché casher de Jersey City, dans le New Jersey qu’a lieu une nouvelle fusillade : trois morts.
Quinze jours plus tard, lors de la fête de Hannoukah, un individu s’introduit chez un rabbin qui donnait une fête et poignarde cinq personnes. Une d’elle finira par succomber à ses blessures.
L’Amérique commence de plus en plus à ressembler à l’Europe.
Alors pourquoi si peu de commentaires, si peu d’articles, si peu d’analyses ? Pour deux raisons.
La première, peut-être la plus terrible, c’est que les faits contredisent en partie le narratif américain concernant l’origine de l’antisémitisme. Pour le dire simplement, l’antisémitisme est, d’après cette explication simplifiée, un phénomène d’extrême droite. Et c’est en partie vrai : il existe toujours, dans le sud des Etats Unis, des suprémacistes blancs, des vrais, du style Ku Klux Klan.
Pour l’anecdote, nous étions un jour avec ma famille en voyage dans le sud de la Virginie. Nous étions dans l’arrière pays, en direction de Charlottesville, où se trouve la grande université de l’état. Nous nous arrêtons dans une station service pour utiliser les commodités. Ma femme revient après deux minutes et dit qu’on doit mettre les voiles : l’intérieur de la boutique était décoré de symboles du KKK ! En 2020, à seulement deux heures de route de Washington.
Ce mouvement-là est à l’origine de plusieurs des fusillades évoquées précédemment.
Mais une grosse partie de l’antisémitisme vient également de groupes qui ne cadrent traditionnellement pas avec ce narratif de l’antisémitisme qui n’existe qu’à l’extrême droite.
En 2019, une étude s’est penchée sur l’antisémitisme aux États Unis, et conclut : « les sondés Noirs et Latinos sont plus susceptibles d’entretenir des préjugés antisémites que les sondés Blancs. Environ 15% des libéraux s’identifiant comme blancs croyaient dans l’un des trois stéréotypes proposé par le sondage, contre 26% des Latinos et 42% des Noirs. De la même façon, environ 30% des conservateurs blancs croyaient en l’un des stéréotypes, contre plus de 50 % des sondés Noirs ou Latinos ».
Les émeutes de Crown Heights ont été le fait d’Afro-Américains (plus exactement caribéens) et ont éclos sur un terreau particulier. Chez les penseurs afro-américains radicaux, et plus spécifiquement musulmans, l’antisémitisme va de soi depuis les années soixante. Voir par l’exemple de Louis Ferrakhan, le leader de la Nation de l’Islam, qui déclara par exemple en 2018 : « Je ne suis pas antisémite. Je suis antitermite » ou qui parlait encore des « Juifs sataniques qui ont infecté le monde entier avec poison et tromperie ».
La nouvelle vague d’antisémitisme que l’on a vue durant l’opération Gardiens des Murailles provient d’une source différente. C’est le même nouvel antisémitisme que l’on a vu se développer en France depuis le début des années 2000, fait d’une certaine jeunesse arabo-musulmane pour qui la cause palestinienne est incontournable.
La seconde raison pour laquelle l’antisémitisme américain passait inaperçu est qu’il ciblait des Juifs qui n’étaient pas très médiatisés par nature : les groupes ultra-orthodoxes. Les émeutes de Crown Heights ont touché la communauté Loubavitch, dont le centre historique se trouve dans ce quartier. Les attaques répétées depuis une dizaine d’années contre des individus isolés à New York et dans les environs touchaient la plupart du temps des Juifs hassidiques, dont les vêtements sont facilement identifiables. Traditionnellement plus conservateurs, ces groupes ont moins accès aux grands médias libéraux, dont le seul narratif possible concerne un antisémitisme d’extrême droite. Les seuls à en parler étaient au final le New York Post et la chaîne Fox News 5, la chaîne locale de la région, bien moins conservatrice que sa grande sœur nationale.
Voilà les Juifs américains pris à nouveau dans un étau qu’ils pensaient avoir laissé en Europe. L’antisémitisme provient de la droite comme de la gauche. Il est le fait de minorités comme de personnes issues de ce qui est encore la majorité. Il commence à se voir suffisamment pour que les médias en parlent, mais cette nouvelle vague est liée à Israël. La tentation est grande pour beaucoup de Juifs américains de se distancier de l’état hébreu, pensant ainsi qu’ils pourront acheter la paix. Les conséquences pourraient en être encore plus désastreuses. Le paradis new yorkais des années 90 que l’on voyait à la télé semble bien loin.
Sources :
Les attaques antisémites pendant l’opération gardien de la muraille
https://www.newsweek.com/how-many-jews-need-attacked-america-before-progressives-speak-opinion-1593673
L’audit de l’antidefamation league pour 2020:
https://www.adl.org/2020-audit-h
Histoire des émeutes de Crown Height, avec un focus sur le rôle de Al Sharpton
https://www.thejewishstar.com/stories/Recalling-Al-Sharptons-role-in-1991-Crown-Heights-riots,4242
Attaque à Pittsburg
https://www.nytimes.com/2018/10/27/us/active-shooter-pittsburgh-synagogue-shooting.html
Attaque dans une synagogue à San Diego
https://www.washingtonpost.com/nation/2019/04/27/california-synagogue-shooting-multiple-injuries/
Attaque dans le supermarché casher de Jersey City
https://www.wsj.com/articles/new-jersey-gunmen-targeted-kosher-grocery-store-jersey-city-mayor-says-11576071931
Attaque lors de la fête de Hannoukah
https://www.jpost.com/Breaking-News/Monsey-attack-victim-Josef-Neuman-succumbs-to-injuries-622880
Sondage sur les préjugés antisémites selon différents critères
https://www.timesofisrael.com/the-stats-of-us-anti-semitism-a-new-survey-has-some-clear-and-dismal-data/
Louis Farrakhan et sa comparaison sur les termites
https://www.jpost.com/Diaspora/Farrakhan-compares-Jews-to-termites-says-Jews-are-stupid-569627
Image : campagne lancée par la mairie de New York en 2020 pour répondre à l’augmentation des actes antisémites.