Pluton n’est plus une planète (1/2)

La rectification des noms se dissimule parfois dans les endroits les plus inattendus. Elle a été mise en œuvre, quoique de façon très controversée, au début des années 2000, par la communauté scientifique, lorsque celle-ci s’est demandée si Pluton était une planète. Le plus étonnant ? Jusque là, personne ne s’était tout à fait posé la question de savoir ce qu’était exactement une planète.

L’homme par qui la controverse est plus ou moins arrivée, et qui a ensuite contribué à la trancher, a écrit un livre sur la question, dans lequel il relate les différentes péripéties de l’histoire. L’occasion de voir la rectification des noms à l’œuvre, in situ.

Neil deGrasse Tyson est un astrophysicien américain qui, à l’époque, était connu pour deux choses : pour ses articles réguliers dans la revue Natural History, et pour être le directeur du planétarium Hayden, l’une des pièces maîtresses du musée d’histoire naturelle de New York. Sous sa direction, le planétarium a été entièrement reconstruit. Avant que le chantier, qui a coûté 230 millions de dollars et duré trois ans, ne commence, l’équipe scientifique a commencé par passer deux ans à tout repenser de fond en comble.

Une des particularités du lieu ? DeGrasse Tyson et son équipe ne font pas découvrir le système solaire de façon « classique », en présentant les différents corps célestes en fonction de leur position, mais en les groupant par affinités. Dans cette optique, la première catégorie comporte un seul élément : le soleil, notre étoile. Puis viennent les planètes telluriques (Mercure, Vénus, la Terre et Mars), qui sont « petites, rocheuses, denses et proches du soleil » (1), la ceinture d’astéroïdes, faite de centaines de milliers de débris, les géantes gazeuses (Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune), la ceinture de Kuiper, avec ses comètes et, pour finir, tout au fond, le nuage de Oort.

Et Pluton ? Pluton présente des caractéristiques très particulières quand on les compare à ces différents groupes. Premièrement, elle est beaucoup plus petite que toutes les autres planètes : à peine 5% du poids de Mercure, qui est déjà la plus petite. Deuxièmement, son orbite est inclinée de 17° par rapport aux autres. Troisièmement, trente pour cent de sa masse est constitué de glace, ce qui représente cinquante-cinq pour cent de son volume.

En toute logique, après délibération et avis du conseil scientifique, il a été décidé de ne pas mettre Pluton dans l’une des deux catégories de planètes sus-citées. Et de la ranger dans la ceinture de Kuiper, où se trouve une multitude d’objets qui sont en quelque sorte des restes de la formation de notre système solaire, parmi lesquels on trouve, entre autre, des astéroïdes.

Que pensez-vous qu’il se passât ?

Rien.

Il ne s’est absolument rien passé. Le planétarium a été inauguré le 19 février 2000, les visiteurs ont afflué, tout le monde a lu les explications et a participé aux conférences. Succès total pour le musée.

Jusqu’à ce qu’un jour de janvier, presque un an plus tard, un journaliste du New York Times se promène dans le musée, et découvre, horresco referens, que Pluton n’était pas classé comme « planète ».

Jusque là, la question de savoir si Pluton était ou non une planète, avait été limitée aux publications scientifiques et à quelques articles grands publics, dont un écrit par deGrasse Tyson. Mais le journaliste du New York Times visita l’exposition avec sa fille, qui demanda, en voyant une maquette expliquant l’échelle du système solaire, où se trouvait donc Pluton.

Le 22 janvier 2002, la Une du New York Times traitait de deux sujets principaux. Le premier concernait George Bush Jr., qui vivait sa première journée en tant que président, après une élection plutôt mouvementée. Le second titrait : « Pluton n’est pas une planète ? Seulement à New York ». (2)

La mèche avait été allumée.

Le lendemain, deGrasse Tyson reçut un coup de fil de son supérieur (le directeur du musée) qui voulait savoir si c’était lui qui avait rétrogradé Pluton, ou si c’était un consensus des équipes scientifiques. DeGrasse Tyson confirma que c’était bien le cas. Le directeur pris un second avis, confidentiel, auprès de l’une des grands pontes de l’astrophysique, qui déclara simplement : « peu importe ce que dit Neil, ça me va ».

Et il avait raison : la question agitait la communauté scientifique depuis des années, et un fort consensus se dessinait pour dire que Pluton ne devrait probablement pas être classée avec les autres planètes. DeGrasse Tyson imagine d’ailleurs un titre qui aurait été un peu plus réaliste, quoique moins vendeur : « Pluton n’est pas une planète ? Un nombre croissant de scientifiques approuve [cette idée] ».

Mais le grand public américain ne l’entendait pas de cette oreille. Pluton était sa planète ! Et on n’allait pas la reléguer dans la ceinture de Kuiper aussi vite que cela !

Pluton avait été découverte très précisément le 18 février 1930, par Clyde W. Tombaugh, dans un observatoire de l’Arizona. Il avait été engagé pour essayer de trouver la mystérieuse Planète X, une planète colossale censée se trouver aux confins du système solaire et dont la masse était nécessaire (pensait-on à l’époque) pour expliquer les trajectoires d’Uranus et de Neptune. Et voilà qu’à la place d’une nouvelle géante gazeuse, il trouva un astre minuscule.

C’était la première planète découverte par un Américain, et très vite, on la nomma Pluton (en anglais : Pluto), en référence au dieu romain qui régnait sur le royaume des morts. Le nom de Pluton devint extrêmement populaire. Walt Disney le choisit pour nommer le chien de Mickey, mais il fut également choisi pour désigner le nouvel élément découvert en 1941 dans le cyclotron de l’université de Californie : le plutonium. Ce nouvel élément devint tristement célèbre (et bien nommé) puisque c’était l’élément fissible à la base de la bombe larguée sur Nagasaki.

Après l’article du New York Times, deGrasse Tyson se mit à recevoir du courrier au planétarium. Beaucoup de courrier. En particulier beaucoup de courrier provenant de classes et de jeunes enfants.

Une classe de CM1 de Las Vegas vota par exemple pour décider si Pluton était une planète ou pas. 90% des étudiants décidèrent que Pluton devait rester une planète.

Un autre élève envoya une lettre manuscrite à deGrasse Tyson : « cher musée d’histoire naturelle, il vous manque la planète Pluton. S’il vous plaît, faites-en une maquette. Voilà à quoi elle ressemble. C’est une planète. » Le verso comportait un dessin de Pluton.

Un homme de cinquante-neuf ans écrivit quant à lui : « je n’apprécie pas votre tentative de rétrograder Pluton au statut de non-planète. […] Bien qu’ayant vu beaucoup de choses changer au cours de mon existence, il y a bien une chose dont je suis certain : il y a neuf planètes dans le système solaire, et la plus distante et la plus petite est Pluton. Laissez-la tranquille ».

Et ainsi de suite : des dizaines, des centaines de lettres de gens en colère, auxquels deGrasse Tyson répondit personnellement, un par un.

Le plus étonnant dans l’affaire ? Personne n’était capable de donner une définition claire de ce qu’était une planète.

C’est là que la rectification des noms était à l’œuvre, mais pour vraiment la voir, il faut dans un premier temps que l’on se penche sur l’histoire du mot considéré.

Le mot planète, en français comme en anglais, vient du grec ancien planetai (πλανήτης) : il signifie « voyageur ». La découverte de ces objets célestes particuliers revient en réalité aux Babyloniens, qui ont posé toutes les bases de l’astronomie. Ils avaient remarqué que certains objets dans le ciel bougeaient de façon solitaire, contrairement aux étoiles, qui bougeaient par groupes. D’où leur nom de « voyageurs ». A l’époque ils en avaient identifié sept : Mercure, Venus, Mars, Jupiter, Saturne, le Soleil et la Lune. Les noms latins ne doivent pas nous tromper : ils sont simplement la traduction des divinités correspondantes dans le panthéon babylonien, via leur équivalent grec (3).

Cette définition va rester à l’œuvre pendant près de trois millénaires, jusqu’à ce que les Occidentaux changent le système référentiel du système solaire, et passent d’un modèle géocentrique à un modèle héliocentrique. La notion de planète change alors un peu : le soleil n’est plus considéré comme une planète (un astre qui bouge) puisqu’il est maintenant considéré comme le point fixe central. La lune est également reléguée au second plan puisqu’elle n’est pas en orbite autour du soleil. A ces deux soustractions, il faut également ajouter une addition : la Terre entre à ce moment-là dans la catégorie « planète », dont la définition devient grosso modo « objet en orbite autour du soleil ».

C’est par exemple la définition retenue par l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, à l’article planètes : « (astronomie) : corps céleste, qui fait sa révolution autour du Soleil comme centre, & qui change continuellement de position par rapport aux autres étoiles. » (4)

Avec les progrès de l’optique, deux nouvelles planètes sont découvertes : Uranus (1781) et Neptune (1846). Mais d’autres objets apparaissent également dans les lunettes des astronomes : Cérès en 1801, dans une zone comprise entre Mars et Jupiter, et Pallas en 1802, également dans la même zone. Très vite se pose la question de savoir sous quel nom les désigner, d’autant que d’autres objets sont découverts, toujours dans la même zone.

William Herschel, le découvreur d’Uranus, écrivit alors à un de ses amis : « tu sais que nous avons découvert récemment deux nouveaux corps célestes. D’après ce que je vais t’en dire, il me semble que c’est un terme bien pauvre que de les appeler planètes, de même que si nous appelions un rasoir un couteau, un hachoir une hache, etc. Ils se déplacent autour du soleil ; de même les comètes. Il est vrai qu’ils se déplacent en suivant une ellipse ; de même certaines comètes que nous connaissons. Mais la différence tient en ceci : ils sont extrêmement petits, au-delà de toute comparaison avec les planètes… Voilà que nous avons déjà des Planètes, des Comètes, de Satellites ; je te prie de m’aider à trouver un autre nom digne de cela dès que possible ». (5)

Herschel proposa alors à la Royal Society un nouveau nom « starlike » (« qui ressemble à une étoile »), ce qui en grec donne « asteroid ».

La zone entre Mars et Jupiter se trouvait pleine de ces objets : on avait identifié la ceinture d’astéroïdes. Le nombre de planètes redescendit de vingt-trois à huit.

En 1930, on découvrit un nouvel astre, cette fois-ci situé après Uranus, et donc bien loin de la ceinture d’astéroides. Pluton devint donc la neuvième planète.

Or de Pluton, on savait peu de choses. Il fallut attendre les années 70 pour que l’on connaisse par exemple sa taille, et ce n’est qu’à partir des années 80 que certains scientifiques commencèrent à se dire, au vu des données qui arrivaient, que Pluton était trop différente pour continuer à être classée dans la même catégorie que Mars, Vénus ou Jupiter.

Se dessine alors une une question intéressante, que deGrasse Tyson formule ainsi : « alors que les propriétés de Pluton (taille, orbite et composition) la rendent unique parmi les planètes, peut-on justifier une classe [composée] d’un [seul membre] ? » (6)

Et il ajoute aussitôt, car la question était rhétorique : « non ; un système de classification requiert au moins deux objets pour créer une classe. »

Alors si Pluton n’est pas dans le club des planètes, avec qui la ranger ? La réponse n’arriva qu’en 1992, lorsqu’un observatoire à Hawaï observa un objet fait de glace qui se trouvait au-delà de Neptune. Très vite on en découvrit un autre, puis un autre, et la liste ne cessa de s’allonger. Au-delà de Neptune se trouvait une zone qui ressemblait à la ceinture d’astéroides, dans laquelle se trouvait un grand nombre d’objets qui étaient comme les restes du processus de formation de notre système solaire. Des sortes de débris cosmiques que la force de gravité n’avait pas réussi à dompter, qui n’avaient pas été absorbés par une planète, ou qui n’avaient pas réussis à s’agglomérer pour en former une. On l’appela ceinture de Kuiper, en hommage à l’astronome Gerard Kuiper, premier planétologue moderne.

Et il semblait de plus en plus évident que Pluton faisait partie de ces objets, qu’il en était en quelque sorte le plus grand que l’on connaissait à ce jour.

Ce qui posait la question : « que se passe-t-il le jour où l’on trouve quelque chose de plus grand que Pluton ? Est-ce qu’on l’appelle une planète, parce que Pluton est une planète, ou est-ce qu’on utilise cette opportunité pour modifier la nomenclature pour cette nouvelle classe d’objets qui inclurait Pluton ? » (7)

Arrêterons-nous un instant sur cette question, parce qu’elle est au cœur du travail du chercheur lexicographe. Les deux approches sont dessinées : faut-il partir d’une définition extensive ou intensive ?

La définition extensive consiste à donner une liste close d’objets. Elle consisterait à dire : « planète : l’un des corps suivant : Mercure, Venus, Terre, etc. » Serait-elle suffisante ? D’un point de vue scientifique elle est beaucoup trop courte, car elle se limite à notre système solaire. Comment appeler les objets dans les milliers de systèmes que nous découvrons jour après jour ?

La définition intensive (en l’occurrence « objet en orbite autour du soleil ») était trop vague également, puisqu’elle paraissait désormais, à nouveau, trop large.

D’un côté une accumulation de données qui montrait qu’il était temps de reconsidérer la nomenclature des objets célestes, de l’autre une ancienne définition qui montrait ses limites : le temps était mûr pour une nouvelle définition. Elle allait mettre près de vingt ans à émerger.

(A suivre.)


Sources

The Pluto Files, Neil deGrasse Tyson, W. W. Norton & Company, 2009.

Pluto’s honor, Neil deGrasse Tyson. Publié à l’origine en février 1999 dans le magazine Natural History
https://neildegrassetyson.com/essays/1999-02-plutos-honor/

When is a planet not a planet ? Arguments for and against demoting Pluto, David H. Freedman, Atlantic Monthly, numéro de février 1998
https://www.theatlantic.com/magazine/archive/1998/02/when-is-a-planet-not-a-planet/305185/

L’article du New York Times qui a lancé la polémique (qui ne demandait qu’à être lancée) :
https://www.nytimes.com/2001/01/22/nyregion/pluto-s-not-a-planet-only-in-new-york.html

Notes
(1) deGrasse Tyson, The Pluto’s files, chapitre 4.
(2) https://www.nytimes.com/2001/01/22/nyregion/pluto-s-not-a-planet-only-in-new-york.html
(3) Nabu (dieu de la sagesse) > Hermès > Mercure
Ishtar (déesse de l’amour) > Aphrodite > Vénus
Nergal (dieu de la guerre) > Ares > Mars
Marduk (“chef des dieux”) > Zeus > Jupiter
Ninib (agriculture) > Chronos (originellement associé à l’agriculture, l’un de ses emblèmes est la serpe) > Saturne
(4) http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v12-1769-0/
(5) Cité par deGrasse Tyson, The Pluto Files, chapitre 2.
(6) ibid. Chapitre 4.
(7) ibid. Chapitre 4.

Image : NASA/JHUAPL/SwRI, Public domain, via Wikimedia Commons