Rivalité mimétique et variant omicron

Bientôt deux ans de Corona virus. Deux ans de hauts et de bas, de confinements, de déconfinements, de tests, de vaccins, de promesses, de promesses non-tenues, de frontières qu’on ouvre, de frontières qu’on ferme, de mensonges, de vérités – deux ans d’un bazar sans nom.

Le corona virus est un peu comme une série télé. Chaque nouvel épisode se termine sur un suspense insoutenable. Et de temps en temps, une nouvelle saison arrive. La dernière en date ? Le variant omicron.

L’Organisation Mondiale de la Santé a décidé d’utiliser les lettres de l’alphabet grec pour nommer les différents variants identifiés. On a eu le variant delta, epsilon, et ainsi de suite. On en était arrivé à Mu (la lettre de la marque jaune!), et puis, lorsque le variant sud africain est arrivé, on a commencé à l’appeler, en toute logique, Nu. Problème : en anglais, ça ressemble à New. Quelle importance ? Aucune, mais on est passé à la suivante quand même : Xi. Stupeur : l’écriture est exatement celle du nom du dirigeant chinois (le premier secrétaire du parti communiste) ! L’OMS, par pudeur envers un de ses principaux contributeurs (la Chine a financé l’OMS à hauteur de 57,4 millions de dollars en 2020, deuxième derrière les USA avec 115,8 millions) a délicatement glissé sur cette lettre et a atterri sur la suivante : omicron.

C’est la quinzième lettre sur vingt-quatre. On peut donc s’attendre au variant pi, rho et sigma, tout du long jusqu’au variant omega, dernière lettre de l’alphabet grec. Et ensuite ? On change d’alphabet ? On rajoute des chiffres ? A quel moment ça s’arrête ?

C’est la question qui flotte au-dessus de nos dirigeants depuis le début, depuis que la Chine a décidé d’isoler la province du Wuhan en janvier 2020, ce qui a marqué le coup d’envoi de la crise mondiale : quelle sera l’issue de la crise ?

Pour essayer de l’envisager, il faut comprendre dans quel type de crise nous sommes. Au premier plan, nous sommes dans une pandémie. Un virus circule, il a été identifié comme dangereux, on prend des mesures pour le contenir et s’en protéger, en attendant. En attendant quoi ? Les sorties de cette crise-là sont simples : en attendant que 1. il disparaisse ou 2. qu’on trouve un médicament ou 3. qu’on trouve un vaccin ou 4. que les populations atteignent l’immunité de groupe ou 5. qu’on décide qu’on passe à autre chose.

Cette crise génère d’autres crises, qui en sont les conséquences : crises économiques, crises de production, endettement, etc. Tous ces problèmes sont générés par la pandémie : lorsque la première s’arrêtera, on pourra régler les suivantes, en ayant la certitude que le déclencheur initial ne reviendra pas en remettre une couche.

Mais il y a une crise supplémentaire qui est beaucoup plus grave, parce que même si la pandémie s’arrêtait, celle-ci ne s’arrêterait pas d’elle-même. Elle court en parallèle aux autres problèmes auxquels nous sommes confrontés, parfois jusqu’à les aggraver, et il va falloir la traiter pour elle-même, en plus des autres. C’est une crise qu’on appelle en termes techniques une « rivalité mimétique ».

Le terme a été inventé par le philosophe René Girard. Relativement peu connu en France, c’était une star des campus américains. Il a vécu la majeure partie de sa vie aux Etats Unis, et était professeur à l’université de Stanford, en Californie. Son oeuvre est foisonnante, mais sa pensée tourne autour d’un concept : la mimétique.

Du grec mimesis, la mimétique désigne à la base (en particulier chez Aristote) le phénomène par lequel les enfants apprennent : en imitant. Imitation de la langue, de ses rythmes, de ses sons ; imitations des comportements, imitation des attitudes, des gestes, etc. Tout y passe.

Pour Girard, la mimétique est un peu plus spécifique : elle est l’imitation des désirs des autres. Girard a commencé par enseigner la littérature, et selon l’hisoitre, n’avait pas lu beaucoup des livres qu’il était censé enseigner (comme tout bon professeur : la connaissance est infinie et l’étude est limitée). Il s’y mit donc avec un esprit neuf, à la recherche de schémas qui traverseraient tous les livres qu’il y avait au programme. Et voilà qui lui parut évident que tous avaient quelque chose en commun : tous étaient des livres sur le désir, et plus spécifiquement sur la manière dont les gens émulent les désirs des autres.

Dans son ouvrage initial sur le sujet, Mensonge romantique et vérité romanesque, Girard prend Don Quichotte comme étant un exemple typique de ce phénomène : celui-ci veut imiter Amadis de Gaule, qui était « un des plus parfaits chevaliers errants ». Mais c’est également le cas de Madame Bovary, qui, selon les mots de Girard, « désire à travers les héroïnes romantiques dont elle a l’imagination remplie ». Le sujet est également la matière de Stendhal, qui « insiste, également, sur le rôle de la suggestion et de l’imitation dans la personnalité de ses héros. Mathilde de la Mole prend ses modèles dans l’histoire de sa famille. Julien Sorel imite Napoléon. Le Mémorial de Saint-Hélène et les Bulletins de la Grande Armée remplacent les romans de chevalerie et les extravagances romantiques. Le Prince de Parme [dans la Chartreuse de Parme] imite Louis XIV. Le jeune évêque d’Agde s’entraîne à donner la bénédiction devant un miroir ; il mime les vieux prélats vénérables auquels il craint de ne pas ressembler suffisamment ».

Et l’on pourrait continuer longtemps : Napoléon qui imitait César. César qui imitait Alexandre le Grand. Et Alexandre le Grand, qui lisait Homère avec beaucoup d’attention et qui voulait imiter son grand héros : Achille.

Autrement dit, le désir de quelque chose est d’abord un désir d’imiter quelqu’un d’autre.

La rivalité mimétique est l’étape suivante : c’est une surenchère permanente typiquement entre deux acteurs qui imitent chacun le désir de l’autre en l’augmentant un peu à chaque passage.

Dans le pire des cas, la rivalité mimétique dégénère en crise mimétique : le système s’effondre et plus personne ne sait quelles valeurs suivre.

Quel lien avec le variant omicron ?

Le grand public constate depuis la crise de 2008, de façon un peu confuse, qu’il semble y avoir un fossé de plus en plus large entre le haut et le bas de la société. Le vocabulaire change selon les pays et les tendances politiques : les gens d’ici contre les gens de partout, les hommes des arbres contre les hommes des bateaux, les locaux contre les mondialistes, les 99% contre les 1%, le peuple contre les élites, les insoumis contre les puissants, et ainsi de suite, chacun pourra compléter la liste. A chaque fois l’idée est la même : entre les dirigés et les dirigeants, l’incompréhension est de plus en plus grande, et l’inimitié grandit.

Dans le meilleur des cas, les élites ne comprennent pas : d’où vient ce grondement sourd, alors que tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes (le leur) ? Dans le pire des cas, ils sont persuadés de la justesse de leurs idées et de leurs actes : quelle est donc cette piétaille qui piaffe, cette populace ingrate agitée de passions mauvaises ?

Quoi qu’elles pensent d’elles-mêmes, ces élites constituent un groupe un peu nouveau, parce qu’elles sont maintenant dans un lien mondial permanent. Elles se fréquentent dans des forums internatinaux, qui, jusqu’au covid (et parfois même pendant) avaient lieu dans des endroits tout à fait physiques et non virtuels. Elles envoient leurs enfants dans les mêmes écoles, passent leurs vacances dans les mêmes endroits. Et lorsqu’elles ne se fréquentent pas directement, elles prennnent tout de même leurs informations aux mêmes sources et leur culture aux mêmes robinets.

Ce monde d’en-haut est précisément celui où les rivalités mimétiques sont les plus dangereuses.

Car si le pékin de base trouve ses désirs mimétiques sur les réseaux sociaux (il s’agit d’imiter tel ou tel influenceur), l’élite des dirigeants les prends auprès de leurs congénères. Et lorsque la rivalité mimétique s’enclenche, les conséquences peuvent être autrement plus graves que lorsque votre voisin veut imiter la dernière coupe de cheveux de tel ou tel footballer.

Autrement dit, lorsque le président chinois a isolé la province du Wuhan, il a lancé dans le système un précédent qui disait : voilà la gravité de la situation, voilà les mesures prises et voilà le sérieux dont je fais preuve.

Dès lors, ce fut une course à qui ferait la même chose, mais en plus. Au dirigeant qui prendrait encore plus la mesure de la gravité, qui prendrait des mesures encore plus dures, qui ferait preuve d’encore plus de sérieux.

On peut faire la liste : fermeture des frontières, confinements, nouveaux confinements, masques obligatoires, distanciation, interdiction de ceci, de cela, ça ne semble jamais s’arrêter.

Bien sûr ceci ne constitue pas une critique des mesures : certaines ne sont révélées efficaces, d’autres moins, d’autres absolument pas. Mais le moteur de la décision n’est pas la résolution de la pandémie, en tous cas de moins en moins : c’est avant tout une tentative d’émulation qui est en train de devenir folle.

Car la machine est lancée : elle sera très difficile à arrêter. La rivalité mimétique est une force extrêmement puissante.

Voir par exemple les nouvelles mesures annoncées face à la cinquième vague : en Autriche, on a essayé de confiner uniquement les non-vaccinés à partir du 15 novembre, idée aussitôt reprise en Allemagne (voir le Figaro du 14/11/21 pour le premier et les Echos du 15/11/21 pour le second).

Tout se passe comme si chaque mesure était aussitôt reprise, amplifiee et déclinée localement.

L’une des leçons de la crise, et l’analyse de cette rivalité mimétique le montre de façon criante, c’est que le centre de gravité du monde s’est déplacé. L’occident prenait jusqu’à présent l’amérique comme chef d’orchestre. L’oncle Sam donnait le la et tout le monde suivait. La Chine est désormais au minimum le co-directeur. C’est elle qui a démarré la mode des confinements, des isolements et des frontières fermées (le 23 janvier 2021 précisément, en confinant la province du Wuhan). A ce sujet, il faut se rappeler que le président français avait tenté de s’opposer à cela (« le virus n’a pas de passeport ») mais qu’il avait fini par suivre le reste des troupes. Le vaccin en revanche est une histoire américaine, trumpienne pour le coup.

Si effectivement la rivalité mimétique continue entre les dirigeants des différents pays, que va-t-il se passer ?

On peut s’attendre à de nouvelles mesures (la créativité humaine est sans fin, y compris en matière de politiques publiques), qui seront aussitôt reprises, amplifiées et déformées par tout un tas de dirigeants. Leur point commun ? Réduire les libertés publiques, bien évidemment temporairement.

Jusqu’ici on a réduit les libertés de se déplacer, de se réunir, de pratiquer sa religion, de voyager et même d’exprimer son opinionsur certains sujets. Pas toujours de façon continue, mais en yo-yo. Un coup c’est autorisé, un coup ça ne l’est plus. Nous attendons tous que le yo-yo s’arrête et que l’on revienne à une situation d’équilibre, mais le yo-yo continue, continue, et semble tout emporter avec lui. Du moins, tant que la rivalité mimétique n’aura pas été renversée.

Image : Copying Monet (West Wing), Robin Taylor from Arlington, VA, USA, CC BY 2.0 https://creativecommons.org/licenses/by/2.0, via Wikimedia Commons