Les gardes des portes

Il y en anglais américain une expression intéressante pour parler de notre monde médiatique actuel : la chute des gardes des portes (guardians of the gates).

L’image est la suivante : l’espace médiatique, le lieu où se produit le débat démocratique, est comparé à une ville entourée d’une muraille.

Il y a quelques dizaines d’années, les portes étaient fermées : tout le monde ne pouvait pas entrer dans le forum. Tout le monde pouvait bénéficier de ce qu’il s’y passait, via les radios, les télés, les magazines, les journaux, etc. Mais tout le monde ne pouvait pas y participer directement : tout le monde n’était pas invité sur un plateau télé pour donner son avis. Tout le monde n’était pas publié. Tout le monde n’était pas journaliste.

Car l’accès à cette ressource rare qu’était la parole publique était contrôlé par des gardes. Des institutions et des personnes qui sélectionnaient, et parfois régulaient, qui était autorisé à entrer. C’est le directeur de rédaction, qui choisit quels éditos vont être publiés. C’est l’éditeur, qui choisit quel manuscrit va être retenu. C’est le directeur de programmation, qui décide quelle émission passera à l’antenne.

Ces gardiens des portes étaient nécessaires pour une raison très simple : chacun disposait d’une quantité limitée d’espace et de temps pour diffuser leur message (dans le sens des théories de la communication). Ce qui avait un avantage : il y avait une sélection préalable, et le public pouvait espérer que celle-ci, au moins à certains moments, soit faite sur des critères de qualité.

Mais elle avait un double inconvénient. Premièrement, le processus pouvait passer à côté de la qualité : voir la fameuse histoire de Gide qui a rejeté La Recherche du temps perdu, sous les applaudissements sarcastiques de la postérité. (A ce sujet, on dit que les lettres de refus des éditeurs français, qui prennent le temps d’envoyer une jolie missive pour dire merci, mais non merci à tous les plumitifs, date de cette malencontreuse histoire.) Deuxièmement, le processus de sélection pouvait devenir très orienté, et finir, dans le pire des cas, par la Pravda. Le garde a tous les pouvoirs et décide quels discours ont le droit de cité et quels discours doivent rester en rase campagne.

C’était l’époque où le gardien des portes avait quelque chose du videur en boite de nuit, dans le style Régine à New York : tu as des baskets, tu ne rentres pas, même si tu es Mick Jagger.

Les nouvelles technologies, Internet en tête, a eu pour effet de rendre obsolètes les gardes des murailles. Comment ? En rendant la ressource de la parole publique abondante, voire infinie.

Un journal publie un nombre limité d’articles, et donc de mots, par jour : Internet est un journal au contenu infini. Un éditeur lambda publie une trentaine d’ouvrages par an : Amazon est un éditeur qui en publie un nombre illimité. Une librairie peut contenir quelques milliers d’ouvrages : une librairie numérique offre une quantité illimitée de rayonnages, qui permettent l’accès en permanence à l’ensemble de son catalogue, pour l’ensemble des clients. On pourrait continuer la liste en mettant en parallèle la télé avec YouTube, le cinéma avec l’offre de streaming, et ainsi de suite.

A chaque fois, le phénomène est le même : l’espace créé virtuellement offre une quantité illimitée de parole publique, rendant ainsi inutile la fonction de gardien des portes. Une nouvelle frontière a ainsi été ouverte par Internet pendant les années 90 : un forum public illimité, gratuit, ouvert en permanence et à tout le monde. Plus la technologie progressa, plus cet espace absorba de médias différents, jusqu’à les contenir tous.

Ce changement a été évidemment positif, en permettant à tout un tas de voix qui seraient restées autrement dans les limbes d’émerger. Mais il a également eu un côté négatif : le changement fondamental du processus de sélection. Maintenant que tout le monde publie du contenu, comment trouver les contenus qui vont nous parler ?

Le nombre est redevenu le critère principal du succès. Ainsi tel YouTuber ne devient important que lorsqu’il a plus de cent mille abonnés : c’est là que la publicité devient rémunératrice. Tel blogueur n’existe que lorsqu’il est relayé plusieurs centaines de fois, et ainsi de suite. Ce qui était également le cœur de l’ancien système : les éditeurs gardaient un œil attentif sur les ventes, les producteurs télé sur l’audience et les directeurs de journaux sur les abonnements ou les recettes des annonceurs.

Mais voilà que plus le temps passe, plus un nouveau phénomène se cristallise, un phénomène auquel on ne s’attendait pas vraiment : les gardes des portes reviennent. Leur forme a changé. Maintenant que tout le monde a accès à la cité, ils ne contrôlent plus les entrées, mais le volume des voix. Ils décident de qui sera entendu et de qui sera rendu muet. En toute discrétion, pour que les autres continuent à penser que l’accès est égal pour tous.

Avec Twitter, on a découvert l’expression « shadow banning », qui consiste à dé-référencer un utilisateur afin que le contenu qu’il produit et relaye n’apparaisse chez aucun de ses abonnés. Avec Facebook, on a découvert l’activité des modérateurs, un prolétariat qui habite souvent dans des pays en développement, payés en conséquence, et qui décident sur des critères totalement aléatoires, ce qui peut rester publié et ce qui contrevient aux règles de la communauté. Et avec YouTube, on a découvert la démonétisation : le contenu reste en ligne, mais le créateur ne touche pas un kopeck dessus, quand bien même il ferait plusieurs millions de vues.

Deux nouveaux enjeux émergent donc avec cette nouvelle cité à la surface infinie :

  1. Comment repérer les contenus de qualité et comment s’assurer qu’ils émergent ?
  2. Comment s’assurer que les fournisseurs d’accès à cette nouvelle cité n’en deviennent pas des gardes un peu trop zélés ?

Plus ça change, et plus c’est la même chose.

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