Religion, religions (2/2)

(Suite de la partie 1).

A partir de la Renaissance, l’Europe connaît une série de phénomènes qui vont créer un terrain propice à l’évolution du sens du mot « religion ».

La première est la découverte de l’Amérique : pour les Européens, le monde s’élargit soudain, et cette terre qui se situe à l’ouest est peuplée. La question de savoir quel est le statut de ces peuples va agiter la chrétienté pendant des années : si ce sont des hommes, et si ils ont donc une âme, alors ils peuvent être sauvés. Les missionnaires découvrent des cultes particuliers : voilà qu’il y a une nouvelle gamme de pratiques qui apparaît et qui semble ne pas rentrer dans la dichotomie christianisme/hérésie qui prévalait jusqu’alors.

Le deuxième phénomène est la redécouverte de l’antiquité et de ses auteurs. Une série de penseurs va en particulier essayer d’accorder les écrits de Platon avec le dogme chrétien. Et c’est chez eux que l’on détecte de façon la plus évidente que le mot religion est en train d’être travaillé.

Marsilio Ficino en est un bon exemple. Son mécène, Cosme de Médicis (le premier des Médicis à s’intéresser à ce rôle), lui demande en 1463, de traduire en latin un manuscrit qu’il avait récemment acquis, manuscrit que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Corpus Hermétique. Ce texte connaît en Occident une immense popularité, et va être présenté comme une sagesse plus ancienne que celle présentée dans la Bible, une sagesse qui ne lui est pas nécessairement contradictoire.

Ficinio explique : « il existe une ancienne théologie, cohérente en tous ses aspects […] qui prend son origine chez Mercure et qui est rendue absolument parfaite chez le divin Platon ». (Il pense en particulier au dialogue intitulé Timée, qui présente toute la conception cosmogonique de Platon).

En 1476, Ficinio, devenu prêtre, publie son ouvrage De Christiana Religione, dans lequel il écrit : « la providence divine ne permet pas à une région du monde, quelle que soit l’époque, d’être sans religion […] mais elle permet à différents rites d’être pratiqués ».

Voilà que d’un coup l’une des dimensions du sens moderne apparaît. Car pour Ficinio, le christianisme n’est pas du côté du genre, mais de l’espèce. Elle en est le pinacle, la pratique la plus parfaite, mais elle ne constitue plus la catégorie générale, mais l’une des membres (le meilleur de celle-ci). Un siècle plus tard, Giordano Bruno, autre penseur néo-platonicien, va encore plus loin : il affirme carrément que le christianisme n’est qu’une espèce parmi d’autres. Il n’y aurait plus gradation parmi celles-ci, mais une certaine forme d’égalité.

Troisième phénomène qui va contribuer à renverser le sens du mot religion : la fragmentation de la chrétienté. Une nouvelle conception, issue du sein de l’église, soutenue par un nombre croissant de princes, s’impose comme une force politique.

Et grâce à l’imprimerie, se diffuse un genre de littérature qui cherche à cerner la vérité chrétienne. Ces pamphlets posent souvent des questions théoriques sur le dogme, mais posent surtout des questions pratiques sur la manière d’obtenir le salut. Parmi toutes les doctrines proposées, parmi les multitudes de tendances, laquelle est la bonne ? Ce faisant, voilà que la question religieuse change d’échelle : ce n’est plus une pratique collective, mais une question de croyance individuelle.

L’idée est exprimée avec beaucoup de clarté chez Edward Lord Herbert de Cherbury, que l’on a surnommé le « père du déisme ».

Dans De Veritate, il explique que la religion est un phénomène universel, centré sur cinq notions, qui ont « été clairement acceptées de tout temps par toute personne normale, et qui ne requièrent aucune justifications supplémentaires ». A savoir :

« 1. Qu’il existe un Dieu suprême
2. Qu’on doit lui rendre un culte
3. Que la vertu et la piété sont les parties principales de ce culte
4. Que nous devons regretter nos péchés et nous en repentir
5. Que la bonté divine distribue récompense et punitions, à la fois dans cette vie et dans suivante »

Ce faisant, Herbert arrive à regrouper dans le même genre à la fois les anciens cultes antiques païens et les différentes révélations monothéistes, arguant que les premières ne divergent des secondes non pas dans les principes, mais dans les pratiques erronées de leur clergé.

A partir du seizième et du dix-septième siècle , l’Europe connaît une période de turbulence liée à la fragmentation de la Chrétienté qui va aboutir à la formation des états nations modernes. Et c’est dans ce contexte d’émiettement que plusieurs penseurs vont s’attaquer à délimiter religion et politique d’une façon complètement nouvelle.

Jean Bodin est le premier de ceux-ci. Penseur politique français essentiel à qui l’on doit la notion de souveraineté, son ouvrage principal s’intitule les Six livres de la République. Dans le chapitre 7 du livre IV, intitulé « […] les moyens de remédier aux séditions », il s’interroge sur les événements qui ont secoué l’Europe depuis cinquante ans. Il concède que la religion est un facteur d’unité, mais que les controverses la concernant sont des facteurs de déstabilisation. D’où, à son avis, la nécessité de réprimer celles-ci :

« Voyant que non seulement les sages législateurs et philosophes, mais également les athées eux-mêmes… sont d’accord, qu’il n’y a rien qui fasse plus pour soutenir et maintenir les états et les républiques que la religion : et qu’elle est la principale fondation du pouvoir et de la force des monarchies et des seigneuries : de même que pour l’exécution de la justice, pour l’obéissance des sujets, pour la révérence des magistrats, pour la peur de faire le mal et pour l’amour mutuel et l’amitié de tous envers les autres, ce sont les lois les plus directes et sévères qui doivent être données, qu’une chose aussi sacrée que la religion ne soit pas enfantine et que des controverses de sophistes (en particulier de celle qui ont lieu en public) ne soit possible. »

Bodin propose même un exemple : celui de l’empereur Turc. «Il pratique la religion reçue de ses ancêtres, et pourtant ne hait point les étranges religions des autres ; mais au contraire permet à chaque homme de vivre, selon sa conscience : oui, et que près de son palais à Péra, se trouvent quatre religions diverses, à savoir celle des Juifs, celle des Chrétiens, celle des Grecs et celle des Mahométans. » (1)

Et voilà que l’on voit la sphère religieuse commencer à rétrécir : à partir de cette époque, elle va devoir négocier et chercher un modus videndi avec la sphère politique, alors que jusqu’à présent elles coexistaient, en quelque sorte superposées l’une à l’autre.

Le point final de ce parcours se trouve chez John Locke, le penseur qui résume parfaitement le dix-septième selon le mot de Bertrand Russel : « il en incarne fidèlement l’esprit ». (2)

Dans sa Lettre sur la tolérance, il écrit : « j’estime par-dessus toute chose nécessaire de distinguer exactement l’œuvre du gouvernement civil de celui de la religion, et d’établir les justes limites qui séparent l’une de l’autre ».

Il ajoute : « le souci des âmes ne peut appartenir au magistral civil, parce que son pouvoir ne consiste qu’en une force externe, tandis que la vraie religion salvatrice consiste en une persuasion interne de l’esprit ».

A la fin de la lettre, il explique même ce qu’est une église : « Je considère qu’une Eglise est une libre [libera] société d’hommes volontaires, qui s’assemblent de leur propre accord, afin de pratiquer le culte public de Dieu, d’une manière qu’ils jugent qu’elle lui est acceptable, et effective pour le salut de leurs âmes. J’affirme que c’est une société libre et volontaire [societatem lieram et voluntariam]. Personne ne naît membre d’aucune Eglise. […] Aucun homme par nature n’est lié à une Eglise ou une secte particulière, mais tous rejoignent de façon volontaire la société qu’il croit professer et pratiquer le culte que Dieu trouve véritablement acceptable. Les espoirs de salut, comme ils étaient la seule cause de son entrée dans cette communion, ne peut également en être que la seule raison qu’il a d’y rester. » (3)

Toute la conception moderne de la religion s’y trouve.

Voilà comment en quelques siècles, le sens du mot religion a été renversé comme un sablier, son contenu sémantique basculant d’un pôle à l’autre. Il a fallu pour cela au préalable repenser la relation genre et espèce et faire passer le christianisme du premier au second, pour ouvrir la possibilité qu’il ne soit plus qu’une espèce parmi d’autres.

Mais il a fallu également réduire sa portée. La religion désignait un ensemble de pratiques qui relevaient du collectif et qui occupaient tout l’espace public ; désormais la religion est un système de croyances qui relève de l’individu et de l’espace privé.

Il a fallu enfin la séparer du domaine politique, afin de la cantonner à la sphère privée et à l’intimité de la conscience.

Et c’est cette conception du mot religion qui a fait florès. A partir du XVIIIème siècle, elle devient la compréhension standard du phénomène et se répand dans le monde en même temps que les occidentaux. Partout où ils découvrent et étudient de nouveaux cultes, ils les considèrent comme étant les nouvelles espèces d’un genre qui leur est familier.

Les différents cultes pratiqués en Inde relèvent d’une même catégorie : c’est ainsi qu’apparaît le mot hindouisme pour les désigner. Mais ils s’opposent à une série de systèmes basés sur les enseignements d’un personnage (qui est d’abord perçu comme un dieu par les premiers occidentaux à se pencher sur le sujet) : cela s’appellera le bouddhisme.

Et les juifs ? Comment appeler leur système propre ? Basé sur la racine de leur nom : le judaïsme. Les “ismes” se développent à toute vitesse.

Et à partir de là, lorsqu’il s’agit de rejoindre l’étude des religions dans des langues non occidentales, il faut trouver des équivalents pour désigner le phénomène. D’où l’emploi du mot 教 en japonais (qui désigne à la base une secte bouddhiste), puis son usage en chinois moderne. Idem pour l’arabe ou l’hébreu : et voilà comment le mot pour « religion » n’apparaît qu’à partir du dix-neuvième ou du vingtième .

Ce n’est pas qu’il n’existait pas de pratique religieuse auparavant, mais que la conception occidentale moderne n’a commencé à s’imposer pour parler de ces systèmes qu’à partir de ce moment-là.

Une fois le mot se fut répandu dans l’espace, il se répandit également dans le temps, de façon rétroactive. Voilà comment tous les cultes antiques devinrent des « religions », mais des religions « anciennes », afin de les distinguer de ceux qui continuent à exister (et qui dans la perspective occidentale de l’époque étaient en plus monothéistes).

D’où la confusion totale qui règne lorsqu’on parle de « religion » ou de « religions ». On fait comme si le mot avait toujours désigné la même chose, alors que son sens a été pour ainsi dire renversé à un moment précis de l’histoire, un peu comme le mot « énervé », qui voulait dire à la base « privé de nerfs » (é-nervé, donc mou) et qui veut aujourd’hui dire l’opposé : vif et excité.

Pire : on cherche à appliquer le concept moderne à des systèmes qui viennent d’une époque où il n’avait pas de sens : comment s’étonner qu’avec des diagnostics erronés, les solutions apportées échouent systématiquement ?

La solution ? Etudier le phénomène pour comprendre son évolution, mais surtout, préciser, ne serait-ce que pour soi-même, dans quel sens on emploie le mot : individuel ou collectif ? Dimension de pratique ou dimension de croyance ? Dimension publique ou dimension privée ?

Seule une cartographie permettra de sortir des discours abscons dès lors qu’on y introduit le mot « religion » et son fils, le mot « religions ».

Sources

La deuxième partie de cet article est basée sur les chapitre V et VI du livre de Brent Nongbri, Religion a History of a Modern Concept (Yale University Press, 2014). Il suit son plan, et les citations extraites sont tirées de Nongrbi et non des ouvrages cités. L’ouvrage traite d’une question beaucoup plus large que celle qui nous occupe, mais son travail archéologique sur le mot religio est de tout premier ordre.

(1) Selon un principe qui semble régir l’édition contemporaine, les livres importants sont difficiles à trouver pour le grand public. Il n’existe pas d’édition facilement accessible de Bodin, aussi ai-je dû utiliser la traduction anglaise, faute de trouver la version française originale.

(2) Bertrand Russel, A Hsitory of Western Philosophy, Livre III, chapitre 13.

(3) Les citations de Locke sont les suivantes, adaptées par mes soins :

1. «  I esteem it above all things necessary to distinguish exactly the Business of Civil Government from that of Religion, and to settle the just Bounds that lie between the one and the other. »

2.  The care of Souls cannot belong to the Civil Magistrate, because his Power consists only in outward force; but true and saving Religion consists in the inward perswasion of the Mind. »

3. « A Church then I take to be a voluntary [libera] Society of Men, joining themselves together of their own accord, in order to the publick worshipping of God, in such a manner as they judge acceptable to him, and effectual to the Salvation of their Souls. I say it is a free and voluntary Society [societatem liberam et voluntariam]. No body is born a member of any Church. . . . No man by nature is bound unto any par tic u lar Church or Sect, but everyone joins himself voluntarily to that Society in which he believes he has found that Profession and Worship which is truly acceptable to God. The hopes of Salvation, as it was the only cause of his entrance into that Communion, so it can be the only reason of his stay there »