Le sens du temps

Dans quel sens coule le temps ?

La question pourrait surprendre plus d’un occidental moderne.

Voyons, vous dira-t-il, c’est évident : le temps coule d’arrière en avant, d’amont en aval. Derrière moi l’infini du passé devant moi l’étendue des possibilités.

Que l’on demande à un Américain ou un Français la réponse serait la même. Dans nos cultures contemporaines occidentales, le temps est représenté comme un flux que l’on regarde, un flux dans lequel nous sommes pris et où nous sommes orientés les yeux rivés vers l’avenir. Évident ? Voire.

Car un passage par des langues différentes nous montre que ce n’est pas toujours ainsi que l’on se représente le temps.

La langue japonaise possède par exemple un certain nombre de locutions pour exprimer le passé. Izen (以前) , qui signifie « précédemment », zenkai (前回) qui signifie « la dernière fois », ou encore konomae (この前) qui signifie « l’autre jour ».

Le point commun de ces expressions : elles comportent toutes le caractère 前 (qui se prononce différemment selon les cas).

Étymologiquement, ce caractère est composé de deux caractères : « bateau » et « avancer », et signifiait « aller de l’avant ». Le sens s’est ensuite élargi à « devant », au sens spatial de « qui se trouve devant quelque chose », mais également « avant », au sens temporel. Le caractère moderne, en chinois comme en japonais conserve ces deux sens : devant et avant.

Voici une première langue qui intègre d’emblée l’idée que la passé n’est pas derrière, mais bien devant. Ce qu’on regarde ce n’est pas le futur mais le passé.

Autre exemple qui va dans le même sens : la langue hébraïque classique, où l’adverbe lefanim (לפנים) signifie littéralement « précédemment » ou « par le passé ». Les hébraïsants reconnaîtront sans difficulté le mot lifne (לפני) qui signifie lui « avant » et qui est d’usage courant en hébreu moderne.

Les deux partagent la même racine lamed – pe – noun, qui signifie le « visage ». Le rapport ? Devant, c’est ce qu’on regarde, ce qui est face à notre visage. A nouveau, ce qui est face à soi en hébreu, c’est le passé, pas le futur.

Le français serait-il alors une sorte d’exception ? Rien n’est moins sûr. Un détour par l’étymologie du « devant » semble même nous dire l’inverse. Car « devant » est la contraction de « de avant ». Voilà que le spatial et le temporel se retrouvent à nouveau mêlés linguistiquement !

Mieux : le mot « devant » était utilisé en ancien français pour dire … le passé. Le Trésor de la Langue Française, le plus grand dictionnaire historique de la langue française, donne bon nombre d’exemples. Prenons par exemple ces vers de Leconte de Lisle :

Se fiant par surcroît au sauf-conduit royal,
Il est venu, devant que la chose soit faite,
Se mettre entre les mains d’un chevalier loyal.
(in Poèmes tragiquesLes Inquiétudes de Simuel, 1886).

Le dictionnaire signale également que c’est le sens originel de devant dans l’expression « Gros Jean comme devant » (comme « avant ») et que l’expression est considérée comme vieillie à partir du XVIII et du XIX siècle.

Surtout, étymologiquement parlant, le rapport entre avant et devant est explicité par la glose suivante : « du même côté que le visage d’une personne, que le côté visible d’une chose » (cité par le Trésor sous la référence : Saint Léger, 41 dans BARTSCH Chrestomathie, p. 10). A nouveau le rapport entre le visage, ce qu’on regarde, ce qui est devant soi, et le fait que ce qui est devant soi c’est ce qui est avant soi.

Alors que conclure de tout ça ? Une lecture superficielle nous dirait que certaines langues regardent vers le passé et d’autres regardent vers l’avenir, mais ce serait mettre de côté l’étymologie. La langue française elle-même a gardé des traces de cette façon de considérer le temps, même si sa représentation a changé depuis. C’est là la clé étonnante de cette histoire : un jour (en quelques décennies), le temps a changé de direction. Le passé, qui était devant, est passé derrière, et l’arrière est devenu le nouveau devant. Renversant !

Sources
Pour l’étymologie des idéogrammes chinois, le merveilleux hanziyuan.net
Pour l’étymologie du français, l’incomparable Trésor de la langue française.
Pour une analyse détaillée du mot lefanim, l’inégalé sefaria, ainsi qu’un résumé des autres mots partageants la même racine.

Illustration : pendule de Foucault, Rémih, CC BY-SA 3.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0, via Wikimedia Commons