Journal d’un civil (123) Réalité et fiction

Mardi 6 février

Ce matin, je trouve deux messages dans ma boîte aux lettres électronique. Deux lectrices m’écrivent pour me signaler, avec beaucoup de tact et de délicatesse, la même erreur. Dans mon texte d’hier, le dernier paragraphe se termine par une citation que je trouvais pour la moins étonnante. Et pour cause : il s’avère qu’elle n’a jamais été prononcée. La citation en question provient d’un site satirique.

Je crois que c’est la première fois que cela m’arrive. En général je recoupe les informations, je vérifie les sources, mais celle-ci est passée à travers. Pourquoi ? Peut-être que j’avais envie d’épingler spécifiquement ce groupe ? Et que lorsque j’ai vu passer l’information, cela a confirmé le biais que j’avais déjà ? Possible.

Mais cela s’inscrit dans un problème plus large : l’effacement progressif des frontières entre la satire et la réalité.

Depuis quelques années, j’ai de plus en plus de mal à distinguer l’un de l’autre. Bien souvent, je lis une information, une déclaration ou un titre un peu tapageur, et je me dis « ce n’est pas possible, c’est un site parodique ». Et la plupart du temps, non, ça n’est pas un site parodique.

Mais le phénomène est également inverse : il m’arrive de trouver plus de vérité dans une fausse dépêche d’un site parodique que dans tout l’article d’un grand journal de référence sur le même sujet.

J’ai l’impression d’être dans le monde d’Alice, lorsqu’elle passe à travers le miroir. A ceci près qu’on ne pénètre pas dans une autre réalité : le miroir s’est brisé et, sans les clés nécessaires, plus personne ne sait où se trouve le réel de l’imaginé.

Il y a tout de même une vertu au phénomène. Le fait de savoir que la ligne entre la satire et l’information est plus ténue qu’elle ne l’était auparavant oblige à une vigilance de tous les instants. Chaque information doit être passée au crible de sa crédibilité, de sa source et de sa formulation. L’information est plus abondante, plus difficile à trier, mais elle permet également l’émergence de lecteurs, et donc de citoyens, qui doivent sans arrêt aiguiser leur esprit critique.

La fiction est également affectée par ce phénomène. C’est une question classique en philosophie : l’art imite-t-il la réalité ou la réalité imite-t-elle l’art ? Rationnellement, on pencherait tous pour la première possibilité. Mais rien ne dit que l’on puisse épuiser le sens du réel par la raison seule. En tant qu’auteur, je pense même exactement l’inverse.

Hier, le Jerusalem Post a publié un article qui illustre ce phénomène. Les scénaristes de la série Fauda, l’une des séries les plus populaires en Israël, avaient lancé une idée pour la nouvelle saison : un groupe terroriste s’infiltre depuis Gaza et prend d’assaut un kibboutz entier. L’idée avait été rejetée par les producteurs : pas assez crédible. L’un d’eux (Avi Issacharoff, le créateur de l’émission), explique : « Je me souviens avoir dit : “Les gars, quelles sont les chances que des dizaines de terroristes parviennent à la frontière sans que les forces de défense israéliennes n’en aient la moindre indication ? Qu’ils ne soient pas abattus ? […] Ils seraient certainement tués avant même de s’approcher de la frontière”. »

Alors, quitte à ce que la réalité dépasse la fiction (et vice-versa), quelqu’un demande sur X/Twitter aux scénaristes, d’intégrer la venue du Messie et les temps messianiques dans la prochaine saison. Ecrire la fiction d’abord pour influencer le réel ensuite.

Je voudrais terminer par un témoignage personnel à ce sujet.

Durant la période du Covid, j’ai très peu écrit. Je vivais dans un petit appartement de la banlieue de Washington, je travaillais à temps plein, ma femme également, nous avions un enfant d’à peine un an qui commençait à vouloir explorer la maison, et pas de crèche ouverte. Autrement dit : le temps n’était pas à l’écriture, même si elle m’aurait permis probablement de mieux traverser tout cela. Ceci étant, j’ai réussi à écrire une nouvelle. Elle est à l’état de premier jet. Je voulais la corriger et l’intégrer dans le deuxième volume de mes contes, mais je ne sais plus tout à fait quoi en faire.

Le thème central ? Dans un futur proche et un peu distopique, les différents kibboutz du sud vivent repliés sur eux-mêmes. Une guerre bruisse dans le lointain, au nord et à l’ouest. Le jeune héros participe à l’organisation de la défense du kibboutz, alors que l’ennemi arrive.

L’art et la réalité, danse éternelle dont les écrivains essayent de décrire les étreintes.

Fin du 123ème jour, 6 février 2024, 27 shevat 5784.