Journal d’un civil (115) L’œil du cyclone

Lundi 29 janvier

Lundi, premier jour de la semaine française, second jour de la semaine israélienne.

Tout est calme.

Il a plu pendant la nuit, à moins que la pluie d’hier n’ait jamais vraiment séché. Le soleil est timide, derrière quelques nuages, mais on sent que le printemps arrive. Cette nuit nous avons dormi sans chauffage et, au petit matin, la température est toujours agréable.

Tout est calme dans le quartier. Pas de bruit d’avions, pas de bruit dans la rue.

Tout est calme dans la ville. Les gens vaquent à leurs occupations. Les embouteillages sont revenus. Ce matin, le bus scolaire a mis plus de temps que d’habitude : il était bloqué au niveau du rond-point au bout de la rue.

Tout est calme dans le ciel : pas d’alertes sur Be’er Sheva depuis des semaines. Les alertes en provenance de Gaza continuent dans la ville située dans l’enveloppe (la zone israélienne la plus proche de la bande de Gaza), et, parfois également sur la trajectoire en direction de Tel Aviv. Mais leur capacité de nuisance a été amplement réduite.

Tout est calme, et pourtant, on sait qu’à l’horizon, l’orage couve.

La guerre est présente dans toute la région. Sur les fronts habituels, mais également, régulièrement, à des endroits où on ne s’y attendait pas tout à fait. Il y a eu le bref échange entre l’Iran et le Pakistan, et, hier, il y a eu une attaque revendiquée par l’Iran contre deux bases américaines. L’une se situait en Syrie, l’autre en Jordanie. Au départ, les Jordaniens ont essayé de se distancier et de dire que les morts n’étaient pas chez eux. Et puis ils ont dû reconnaître que si, l’attaque la plus dévastatrice avait eu lieu sur leur sol.

Ce matin, je me sens frais et dispos. J’ai relativement bien dormi, ma tête ne me fait pas mal et j’ai un regain d’énergie certain. J’en profite, pendant que ma femme est partie se promener, pour faire les taches ménagères et emmener ma fille au parc.

Vers onze heures, on rentre à l’intérieur. La fatigue revient, j’ai besoin de me reposer. Ma femme rentre et prépare à manger. On déjeune en regardant le dernier épisode d’une série de voyages qu’on suit depuis près de deux mois.

Vers quatorze heures, je prends le bus, direction le kiné. C’est mon deuxième rendez-vous, et, aujourd’hui, on passe aux choses sérieuses. Aujourd’hui, le rendez-vous a lieu dans le hall B, le hall avec les engins de torture.

J’arrive un peu en avance, je jette un coup d’œil : la salle est plein de personnes en train de souffrir en faisant leurs exercices. Ma kiné n’est pas encore là ; je m’assieds et je scrute mon numéro. Dix minutes plus tard, la kiné arrive, et, cinq minutes plus tard, mon numéro apparaît.

J’entre en même temps qu’une famille avec un petit garçon qui vient aussi pour sa rééducation, et qui a la même kiné.

Elle s’occupe de plusieurs patients en même temps et distribue les exercices. Je commence par 10 minutes de vélo. On règle le siège, et en voiture. Je pédale aussi bien que je peux, mais la sciatique proteste. Ma jambe droite a du mal à rester dans l’axe et à faire le cycle correctement. Dix minutes plus tard, la machine indique combien de calories j’ai brûlé : à peine 50. Elle dit également que j’ai fait un peu plus d’un kilomètre : pour un début de rééducation, je prends.

Deuxième exercice : vélo elliptique, un engin de torture très sophistiqué qui consiste à faire semblant de marcher dans le vide en agitant les membres dans tous les sens. Sept minutes.

Après deux minutes, je sens déjà que mon genou droit fait la tronche. J’essaye de ralentir le rythme, de me tenir droit et de respirer correctement. Pendant ce temps, le gamin qui est entré en même temps que moi a déjà fini ses exercices et a même redemandé de repasser sur le tapis, parce que, selon son père, « il trouve ça amusant ».

Une fois la course artificielle terminée, ça n’est pas fini. Il faut que je fasse des étirements spécifique, dix à gauche et dix à droite, en les tenant 10 secondes de chaque côté. Après cette série, la kiné me demande si je suis fatigué. Devant moi, deux grands-mères sont en train de faire des altères en rigolant. Je suis obligé de dire que pas du tout, je peux continuer.

Très bien, alors maintenant, les squats.

Elle dit le mot en hébreu, mais j’ai l’impression que j’ai dû me tromper. Le niveau de torture est trop élevé pour qu’elle ait dit ce que je pense qu’elle a dit. Comme elle voit que j’ai du mal avec le concept, elle me montre comment il faut faire : j’avais bien compris.

Une série de quinze, tenus dix secondes.

Je fais du mieux que je peux, mais je craque après dix. La sciatique me tire, et je me rends compte que je ne suis vraiment pas habillé pour une après-midi à la salle de sport. Jeans, chaussures d’hiver et pull en laine ? Tout faux.

La kiné me dit : c’est bien, prochain rendez-vous ? Et elle m’envoie chez la secrétaire pour fixer la prochaine séance de torture.

Les modalités bureaucratiques réglées, je profite d’être dans le quartier pour aller au supermarché asiatique, le supermarché asiatique de Be’er Sheva. J’en ai entendu parler, à l’époque, par un élève, qui m’avait dit « c’est le meilleur supermarché de la ville ! » Il avait un peu exagéré, mais effectivement, le lieu regroupe tous les types de produits asiatiques qu’on trouve dans le pays. Mieux : ils ont des autocuiseurs pour le riz.

Cette semaine on a décidé de passer le cap et enfin, d’acheter un nouvel autocuiseur pour le riz. Pour moi, c’est un des ustensiles ménagers les plus utiles. La bouilloire, le grille-pain et l’autocuiseur pour le riz. Ma trilogie incontournable.

Mais celui qu’on trouvait dans les supermarchés Israéliens était loin de me convaincre. Trop cher, trop compliqué. Celui que je trouve dans le supermarché est pratiquement la copie conforme de celui que j’avais à Paris, il y a près de quinze ans. Simple, sobre, efficace. Une cuve, un bouton, et en route.

Aussitôt rentré, je suis accueilli comme un héros. Les enfants sautent partout en voyant la boite. Ils ne savent pas vraiment de quoi il s’agit, mais il y a une jolie photo, et mon fils crie « Japon ! », « Japon ! ».

On déballe l’engin (testé au supermarché pour s’assurer qu’il fonctionnait), on le lave, et on passe à la phase d’essai. Comme c’est exactement le même que celui que j’ai utilisé pendant des années, j’ai l’impression qu’une mémoire monte à travers mes gestes et fait exactement ce qu’il y a à faire. Deux mesures, laver le riz, ajouter telle quantité d’eau, presser le bouton. Très vite, la vapeur commence à sortir, et, une vingtaine de minutes plus tard, ça y est, le riz est prêt. Moelleux, léger, cuit à perfection.

On dîne d’un simple bol couvert de légumes.

Une fois les enfants au lit, c’est l’heure de lire les nouvelles. J’ouvre l’application, je jette un coup d’œil.

Grosse salve sur le centre.

Rumeurs d’un accord dont les conditions paraissent délirantes. Le bureau du premier ministre dément aussitôt.

Sur le front nord, on entend beaucoup de parlote. Un coup on est au bord de la guerre, un autre coup, ça n’est pas réaliste de penser qu’il y aura une guerre dans les six mois. Quelque chose me dit que la prochaine étape viendra d’un événement plus ou moins inattendu, du style du bombardement réciproque entre l’Iran et le Pakistan.

En attendant.

En attendant la vie continue.

Fin du 115ème jour, 29 janvier 2024, 19 shevat 5784.