Les intellectuels français et le judaïsme

Je regardai récemment un très bon entretien entre deux grands penseurs actuels : Michel Onfray et Charles Gave. Onfray revient sur son parcours et notamment sur son évolution intellectuelle, preuve que la pensée, lorsqu’elle est exercée de « bonne foi », est un acte courageux qui peut mener bien loin du point de départ.

Ma seule surprise vient du segment où ils discutent des trois monothéismes et, plus spécifiquement, du judaïsme. A ce moment, je dois reconnaître que je n’ai pas la moindre idée de ce dont ils parlent. J’ai pourtant quelques (modestes) connaissances en la matière : cela fait près de vingt ans que j’étudie avec des maîtres et que je pratique à mon petit niveau. Eh bien quand j’entends n’importe quel intellectuel français, non-juif, me parler de ma religion, j’ai l’impression qu’on me parle d’une culture exotique qui vient du fin fond d’une forêt perdue, dans laquelle vit une de ces tribus qui n’a pas envie d’entendre parler du reste du monde.

C’est à mon avis le vrai angle mort de la pensée française actuelle. Il n’y a pas un penseur de premier plan (ou même de second plan) qui ait la moindre idée de ce qu’est cette religion qu’on appelle judaïsme. Pire : ils n’ont même pas conscience de ne pas le savoir. Ils pensent connaître, chacun de leur point de vue. Celui-ci considère que le judaïsme, c’est comme le christianisme, mais pour les Juifs. Celui-là considère que c’est la version 1.0 d’une religion qui en était la version 2.0, qui de toute façon est également dépassée, puisqu’elle a été remplacée par la modernité, la démocratie et les droits de l’homme. Celui-là, encore, dira que c’est une orthopraxie, qui demande que l’on se comporte de façon a et b, pour que le Grand Patron soit content.

La liste pourrait continuer, et ça pourrait d’ailleurs faire l’objet d’une étude en soi : toutes les façons dont les penseurs français mécomprennent le judaïsme.

Rousseau avait une intuition à ce sujet, qui contrastait fortement avec l’antisémitisme de son ennemi juré, Voltaire :

« Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs qu’ils n’aient un État libre, des écoles, des universités où ils puissent parler et discuter sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce qu’ils ont à dire. » (Emile, de l’éducation, livre IV).

Autrement dit, il concevait qu’il pouvait ne pas avoir vraiment accès à l’information étant donné les circonstances historiques et les tribulations du peuple juif au moment où il écrivait. Et il concevait également que, l’histoire évoluant, viendrait au moment où cela pourrait changer.

Ce moment est là. Et le lieu où cela pourrait se passer avec le plus de fécondité, est la France. Et il est à pleurer de voir à quel point ce rendez-vous est en train d’être manqué.

Examinons ces différents points un par un.

Pourquoi le temps est-il enfin mûr ?

La condition posée par Rousseau est évidemment réalisée depuis maintenant soixante-treize ans. Le peuple juif a à nouveau un état souverain, dans lequel il est libre de développer sa propre culture, selon ses propres termes. Il a des universités, des écoles, des penseurs, des revues : tout l’appareil de médiation nécessaire afin d’élaborer et de diffuser ses idées, ses points de vue et sa culture.

Mais ça n’est pas la seule chose. Après tout, il y a eu, et il y a, une vie juive intellectuelle extrêmement riche en diaspora.

L’autre phénomène, c’est que le monde chrétien est prêt à écouter. Pendant longtemps, le catholicisme romain se considérait comme le nouveau peuple de Dieu. Le peuple juif avait échoué dans sa mission, il avait été puni (d’où l’état de délabrement que les chrétiens pouvaient constater bien qu’ils y eussent contribué également) et désormais l’Eglise remplaçait Israël. Mais voilà qu’un événement inouï se produisit : le peuple Juif revint sur sa terre après mille huit cents ans d’exil, dans les circonstances décrites par ses prophètes plus de deux mille cinq cents ans auparavant, et redevenait une nation libre, prospère et pleine de vie.

Evénement unique dans l’histoire, qui donna un gros mal de crâne à tous les théologiens chrétiens. Puisque la souffrance d’Israël était la preuve de la véracité du christianisme, comment comprendre le retour ? Certains refusèrent d’y croire. Un homme politique français déclara même un jour que c’était une parenthèse dans l’histoire. D’autres comprirent qu’en réalité c’était la prémisse qu’il fallait interroger. Et c’est ainsi que le concile de Vatican II abrogea la théologie de la substitution. Le pape Jean-Paul II appela le peuple juif « les grands frères dans la foi ». Le saut théologique effectué n’a pas encore donné ses fruits (l’église catholique se reconnaissant non plus comme le fils aîné de l’Eternel, mais comme le second fils, changement absolument gigantesque) mais la graine est plantée.

Le temps est mûr, passons donc au lieu : la France.

Connaît-on une nation occidentale qui, à l’époque moderne, portât la vie de l’esprit plus haut que la France ? Quand les autres pays ont quelques auteurs nationaux d’importance, la France les compte par dizaines. Les lettres imprègnent la psyché nationale au point que la moitié des Français se sont essayé à l’écriture, et ont un manuscrit quelque part dans un tiroir. Quant à l’importance de la philosophie, il suffit de voir la place qui lui est donnée en terminale et au moment du bac : elle est ce qui se rapproche le plus d’un rite de passage, au sens anthropologique. En France, on devient adulte le jour où sait faire une dissertation, c’est à dire le jour où sait utiliser la dialectique.

Si il y a bien un pays, et un peuple, avec qui le judaïsme peut entrer en dialogue afin d’expliquer ce qu’il a à dire, c’est bien le pays qui a remporté le plus grand nombre de prix Nobel de littérature (12/59).

De façon plus profonde, l’amorce de ce phénomène s’y est d’ailleurs déjà déroulée. Après la seconde guerre mondiale, le judaïsme français était en piteux état. D’un côté bon nombre de ses dirigeants avaient été assassinés ou s’étaient exilés, d’un autre les fidèles quittaient les synagogues. Certains se convertissaient, d’autres s’assimilaient. Après l’expérience de la Shoah, beaucoup voulaient tourner la page de leur judéité.

Et voilà que dans le sud de Paris, un petit groupe décide de reconstruire le judaïsme français. Ils fondent une école à Orsay, en banlieue parisienne, dans laquelle ils formeront les futurs cadres du judaïsme de l’après guerre.

Leur projet pédagogique ? Dire le judaïsme, sa pensée, ses intuitions et ses enseignements dans un langage qui soit compréhensible par la génération de l’époque. Or cette génération parlait un langage très clair : celui de la philosophie. Il s’agissait donc d’amener les études juives au niveau où se trouvait les études des lettres classiques.

Le résultat fut inouï. Une génération de penseurs, de théoriciens, de praticiens, de pédagogues, de professeurs, d’écrivains, de journalistes fut formée à être le pont entre Jérusalem et Athènes. C’est la grande époque du colloque des intellectuels juifs, des Lévinas, des Jankélévitch, des Elie Wiesel, des Edmond Fleg, etc.

Le mariage du meilleur des études juives et du meilleur de la tradition française donna lieu à un épanouissement intellectuel fabuleux.

Mais cela fut de courte durée. La date charnière ? 1967, la guerre des six jours.

L’état hébreu est menacé dans ses fondements. Les pays arabes qui l’encerclent appellent à une nouvelle Shoah. En France, les Juifs tremblent. La guerre est courte, décisive, et la victoire est éclatante. L’état hébreu est là pour perdurer.

Et voilà que beaucoup décident que leur place est désormais en Israël. Ils émigrent, souvent à Jérusalem, et continuent leur vie au pays du lait et du miel. Ainsi arrivent, pour le grand plaisir du public israélien, Eliane Amado-Valency, André et Renée Néher, Benjamin Gross, et beaucoup d’autres.

Ce n’est pas pour autant qu’ils arrêtent leur travail. Ils continueront tous à produire, tout au long de leur vie, de nombreux ouvrages en français.

Voilà pourquoi, si il y a un pays et une langue où peut se faire ce dialogue, c’est bien la France et le français. Parce que cela fait deux générations au moins qui y travaillent. Qu’elles ont élaboré le vocabulaire nécessaire à cela. Qu’elles ont étudié toute les questions et qu’elles savent comment expliquer à la conscience occidentale l’héritage de Jérusalem tel que vécu par ses enfants, de retour sur leur terre.

Nous avons donc toutes les circonstances nécessaires pour que la discussion s’engage. Et force est de constater qu’elle n’a pas vraiment lieu. Soixante-dix ans après la seconde guerre mondiale, les intellectuels français non-juif n’ont toujours aucune idée de ce qu’est le judaïsme, de ce qu’est un Juif, de quelles sont les intuitions fondamentales de la Bible hébraïque ou de la façon dont les penseurs juifs à travers les siècles ont considéré tout un tas de sujet : l’histoire, la justice, la famille, le droit, les rapports hommes femme, la liste pourrait être très longue.

Arrivé à ce stade, il nous faut donc poser la question : pourquoi ?

Et là, nous devons commencer, en tant que Juifs, par prendre notre part. Il faut reconnaître que des gens qui essayent d’expliquer le judaïsme en France aux non-juifs se comptent sur les doigts d’une main (et encore, une main à laquelle on aurait replié la moitié des doigts).

La vie juive française s’adresse principalement à ses ouailles. Les rabbins parlent aux Juifs. Les revues juives parlent aux Juifs. Les intellectuels écrivent des livres pour les Juifs. Et incidemment, les non-juifs peuvent également venir voir si ça les intéresse. (1)

Or la demande est là ; elle est juste invisible. Ma synagogue à Paris organise par exemple un cours de Torah avec la paroisse catholique du quartier. L’idée est d’avoir un rabbin et un curé qui lisent chacun un passage et des fidèles des deux religions qui étudient ensemble. En réalité, le public est 99% chrétien, et tout le monde vient écouter ce que Monsieur le rabbin a à dire. (2)

Pendant quelques années, j’ai été dans le conseil d’administration de cette synagogue. J’étais entre autre, responsable du dialogue inter-religieux, notamment avec les protestants. A nouveau, il y avait une appétence très forte pour développer des liens, et pour essayer de comprendre ce que nous, en tant que Juifs, pensions et faisions.

Autrement dit, les chrétiens sont en train de redécouvrir leurs racines juives, et beaucoup sont demandeurs : ils veulent renouer, sans trop savoir comment, avec elles. En tant que Juifs, c’est le moment de les aider. C’est le moment de leur tendre la main et des les inviter chez nous à découvrir, enfin, après avoir vécu deux mille ans côte à côte, ce que nous faisons, ce que nous pensons, ce que nous espérons.

Le paradoxe ? Ce que le judaïsme a à offrir ne se situe pas au niveau de la religion, mais de la philosophie. Erreur d’aiguillage initial des livres : le dernier ouvrage de Shmuel Trigano sur la différence entre l’ontologie hébraïque et l’ontologie grecque est un exemple flagrant. Il ne se trouvera pas au rayon philosophie, mais au rayon religion, où il ne rencontrera malheureusement pas le public qui devrait le lire attentivement, un crayon à la main.

Autrement dit : le travail est gigantesque et le temps presse. Commençons dès à présent.

(1)Les intellectuels juifs français ont une problématique spécifique. Toute leur énergie est captée par la situation historique qui est en train de se développer en France : le retour d’un antisémitisme violent et idéologique qui essaye de s’étendre dans toutes les directions.

C’est là que les intellectuels juifs français et israéliens (avec toutes les variations possibles) ont un rôle à jouer. Nous qui vivons en Israël avons le luxe extraordinaire de pouvoir nous concentrer sur d’autres questions que celle, lancinante, de l’antisémitisme. Sans compter que nous pouvons vivre notre judaïsme dans toutes ses dimensions, à la fois individuelles et collectives.

(2) J’ai d’ailleurs demandé à Monsieur le Rabbin ce qu’il pensait de la situation. Son point de vue, comme toujours, est lumineux : il y a un malentendu quant à la nature du judaïsme. Les Français sont globalement anti-religieux. Dès qu’ils entendent le mot religion, ils ont mal à la tête.

Image : L’une des 46 copies du Penseur de Rodin. Située en Israël, dans le hall de la société RAD.
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