Mary Poppins : le secret de la légèreté

Le cinéma aurait pu arrêter de produire des films en 1964. A peine quarante ans après ses débuts parlant, on avait pratiquement atteint la perfection. A une époque où le cinéma consistait à s’asseoir en une salle obscure et à rêver les yeux grand ouverts, on avait là, avec Mary Poppins, tout ce qu’Hollywood savait faire de mieux.

C’est drôle, c’est bien écrit, c’est magnifiquement réalisé, les acteurs sont formidables (Julie Andrew, David Tomlinson et Dick Van Dyke sont au sommet), les couleurs sont belles, la musique est entrainante. Les seconds rôles sont géniaux : voir le duo Hermione Baddeley dans le rôle de la bonne et Reta Shaw dans celui de la cuisinière. On peine à trouver un défaut (le seul que l’on connait n’est audible qu’en anglais, et s’efface de toute façon devant les savoureuses anecdotes qui l’entourent).

Surtout, et c’est la marque des grands classiques, c’est un film qui parle à toutes les générations. On le voit à cinq ans et on est amusé par le petit chien ; on le revoit à quarante et on est bouleversé par le personnage de George Banks, qui, dans la société edwardienne d’avant guerre est un homme fort seul.

Le thème central ? La gravité, et son remède : la légèreté.

Entrons dans la salle obscure, asseyons-nous au fond, près du projecteur, là où on peut encore entendre le cliquetis de la croix de malte (à cette époque, les films n’étaient pas encore numériques) et commençons.

Plan d’ouverture : une vue de Londres depuis le ciel. La Tour de Londres, Saint Paul, la Tamise. Partout, des nuages. Sur l’un d’eux, quelqu’un est assis. La musique change : c’est le thème des cheminées.

La caméra descend lentement vers le sol. Un quartier de la capitale, près d’un parc. On nous fait découvrir Cherry Tree Lane. Premier arrêt, l’amiral Boom, connu pour sa ponctualité. Tous les jours à dix-huit heures, boom.

Un peu plus loin, au numéro 14, c’est la crise. La nounou démissionne : les enfants se sont encore enfuis. C’est la sixième nounou qui part ainsi en quatre mois. Et Monsieur qui commençait seulement à s’habituer à la nouvelle titulaire !

Sur ces entrefaites, Monsieur rentre justement. George Banks est quelqu’un de sérieux, d’ailleurs, c’est dans son nom. Lorsque le commandant lui demande, depuis la vigie plantée sur le toit de sa maison, comment les choses se portent dans le monde de la finance, il répond : « ça n’a jamais été aussi bien ! La monnaie est saine, les taux montent, montent, montent, et la livre sterling fait l’admiration du monde entier ! »

Contrairement au titre du film, c’est lui qui est réellement le personnage principal. Et comme vont le montrer les scènes suivantes, son problème est extrêmement simple : c’est un homme très sérieux, trop sérieux. A tel point qu’il passe à côté de ses enfants, de sa femme, et somme toute, de sa vie. C’est quelqu’un de grave, ancré dans le monde matériel. Il travaille à la banque Dawes Tomes Mousley Grubbs Fidelity Fiduciary, une banque éminente qui se targue de ne pas avoir connu de problèmes depuis 1773 et la Boston Tea Party ! Autant dire que dans ce monde de marbre et de cuivres lustrés, le sourire, et encore moins le rire, ne sont pas vraiment autorisés.

Il faut cependant préciser que Mary Poppins n’est pas une critique sociale. Ça n’est ni un commentaire sur les rapports homme/femme dans l’Angleterre du début du XXème siècle, ni une critique de la finance ou du monde bancaire. Mary Poppins est un conte, et parle la langue des symboles et des archétypes. Si l’histoire avait été écrite il y a plusieurs centaines d’années, elle aurait commencé ainsi : « il était une fois un roi fort grave, et le désordre régnait en son royaume ».

Arrivé donc en son royaume, sa maison, et après avoir donné un coup de main à la nounou qui partait sans comprendre la nature de son départ, George Banks découvre que les enfants ne sont pas encore rentrés. C’est un policier qui les ramène : il les a trouvé à l’autre bout du parc. Ils étaient partis à la poursuite de leur cerf-volant.

Banks s’emporte. Les nounous qui se suivent sont décidément très en-dessous du standard nécessaire pour élever les futurs sujets de l’empire. Il décide de passer une nouvelle annonce, une annonce qu’il dicte aussitôt à sa femme. Mais les enfants viennent et disent qu’ils ont rédigé leur propre annonce. Le père prend la feuille, la déchire et la jette à la cheminée. Ce qu’il ne voit pas, c’est que les bouts de papiers s’envolent par le conduit. Le vent tourne : c’est celle-là qui sera retenue.

Le lendemain, arrive toute une armée de nounous qui ont l’air plus sévères les unes que les autres. Mais le vent se lève, et, dans des bourrasques improbables, elles sont emportées les unes après les autres. Bon vent les figures tristes !

Sur ce, arrive la figure sereine de Mary Poppins, flottant délicatement avec son parapluie comme une fleur dans l’air du printemps, sur le thème de « un morceau de sucre ». Michael demande si c’est une sorcière. Jane répond que non. Elle est trop petite pour ajouter « c’est un archétype ». Le thème central est placé : Mary Poppins est celle qui amène la légèreté.

S’en suit un entretien d’embauche surréaliste, dans lequel, au final, c’est la gouvernante qui embauche la famille et donne au père une période d’essai d’une semaine. Mary Poppins s’installe sur la rambarde, et, défiant toutes les lois physiques que les enfants pensaient connaître, elle glisse sur celle-ci vers le haut !

C’est la première leçon de la nouvelle nounou : la gravité n’est pas une fatalité, il est possible de la renverser. Comment ? Elle va bientôt donner la clé.

Il faut préciser ici un point de vocabulaire : en anglais, comme en français, le mot gravité renvoie à la fois à la force physique (F=G*(m1*m2)/r²) et à la disposition psychologique. D’où toute la série d’association entre la question centrale du film (comment sortir du sérieux, de la gravité) et et les images liées à la légèreté, à l’envol, aux oiseaux, aux cheminées, etc.

Dans la nurserie, Mary Poppins s’installe. Les enfants ont l’occasion de constater qu’elle n’est pas une nounou comme les autres. Ils demandent combien de temps elle compte rester. Mary Poppins leur révélera un peu plus tard : « je resterai jusqu’à ce que le vent change ». Autrement dit : jusqu’à ce que vous ayez tous appris le secret du changement de l’air.

S’en suit la première grande séquence du film : la sortie au parc. C’est une sortie à la campagne dans l’Angleterre du début du siècle, où ils vivent tout un tas d’aventures. Le moment clé ? Après avoir gagné une course hippique, la presse demande à Mary Poppins ce qu’elle a à dire. L’un des reporters fait remarquer qu’elle ne doit pas avoir les mots pour décrire un tel événement. Mary Poppins rétorque qu’au contraire, il y a un mot tout à fait approprié. Un mot qui change tout, un mot que l’on dit « lorsqu’on n’a rien à dire ».

Le mot en question ? Supercalifragilisticexpialidocious. Un mot valise à base de racines grecques, que l’on pourrait traduire littéralement par « expier le fait d’être éduqué par une beauté délicate ». Le mot existe réellement : selon le Oxford English Dictionary (le dictionnaire de référence de la langue anglaise), on le trouve pour la première fois dans une publication datée de 1936. Et, lorsque Walt Disney demanda aux frères Sherman, les compositeurs du film, de trouver un mot qui soit plus fort qu’un superlatif pour ce mot clé, ils se souvinrent d’un mot qu’ils avaient entendu en colonie de vacances, et qui se passait de générations d’enfants en générations d’enfants comme un sésame aussi drôle que magnifique.

De retour à la maison, les enfants sont excités par tout ce qu’ils ont vécu. Ils racontent leurs aventures, mais bizarrement, Mary Poppins fait comme si ce n’était pas vrai et qu’elle ne se souvenait pas de tout ça. Elle dit même : « une personne respectable comme moi dans une course de chevaux ? »

Le lendemain matin, des choses inexplicables se passent dans la maison. George Banks arrive, et demande ce que c’est que ce rafus dans la cuisine. Winifred, la mère de Jane et Michael, répond : « c’est la cuisinière qui chante. – La cuisinière qui chante ? Elle est souffrante ? ». Sa femme précise : «Helen n’a pas cassé un plat de toute la matinée. » Pire (ou mieux) la bonne et la cuisinière ne se disputent pas : voilà qu’elle s’entraident et qu’elles sont cordiales l’une avec l’autre !

George Banks, lui, n’est pas de bonne humeur. Il rabroue la bonne qui était en train de fredonner : « Helen, arrêtez avec ce bruit horrible, et fermez la fenêtre, cet oiseau me donne mal à la tête. »

Les enfants arrivent en chantant et offrent des fleurs à leur mère ; George Banks se prend littéralement la tête dans la main : on comprend que son cas va demander plus de travail que les autres.

Les enfants ont envie de partager leur bonne humeur avec leur père, qui paraît toujours très grognon. Ils veulent lui apprendre le nouveau mot, mais il peine à comprendre ce que c’est ou même à le prononcer. Jane explique : « c’est quelque chose qu’on dit quand on ne sait pas quoi dire ». Réponse implacable du père : « Eh bien je sais toujours quoi dire ! »

Un peu plus tard, c’est l’heure d’une nouvelle sortie de la nounou et des enfants. Ils ont une liste de courses à faire, mais, en route, ils rencontrent un chien qui les alerte. Mary Poppins dit qu’il y a un changement de plan.

L’heure est grave. Ils arrivent chez l’Oncle Albert, et voilà que le pauvre homme souffre d’une étrange affection qui fait qu’il est coincé au plafond, flottant entre deux airs !

Aurait-il lui aussi trouvé le secret de la légèreté ? Non, et c’est là qu’on va voir la subtilité de l’histoire. Car Mary Poppins n’est vraiment pas contente de voir l’oncle flotter comme ça entre deux bouffées d’air. Pourquoi ? Si elle représente bien le principe de légèreté, elle devrait au contraire être ravie.

C’est que légèreté ne veut pas dire faire le fou. Ce dont souffre l’oncle Albert, c’est du mal opposé à celui de la gravité : une sorte d’antigravité. La gravité est un problème parce qu’elle cloue les gens au sol : le rire idiot est le problème opposé : il colle les gens en l’air. L’oncle dit d’ailleurs : « j’adore rire, je ne peux pas m’en empêcher ».

Si la gravité est associée au sol et à la terre, et le fait de faire le fou, au ciel, toute la problématique est d’arriver à joindre les deux : à créer un pont entre le haut et le bas, entre le léger et le sérieux, entre l’aérien et le grave. Mieux : il s’agit d’apprendre à aller de l’un à l’autre volontairement. Non pas en étant le jouet des circonstances et des émotions, mais en navigant avec grâce entre les différents états et les différents moments de la vie.

On comprend alors mieux pourquoi Mary Poppins faisait semblant de ne pas se souvenir de la sortie au parc, quand elle était assise au coin du feu et que les enfants se remémoraient de la journée. Ils étaient trop excités : trop emportés par leur état émotionnel qui les tirait vers le haut. C’était le moment de les ramener un peu vers le bas avec une mine sombre et sérieuse.

Après s’être fait prier, Mary Poppins dit : « si je dois, je dois », et s’envole pour rejoindre le salon de thé qui flotte en haut de la pièce. Elle y va tranquillement. Car Mary Poppins, elle, connaît le secret de la légèreté et n’a pas besoin du rire hystérique (« vous riez comme des hyènes ») pour aller en haut. Elle y va lorsqu’elle le décide.

Ils prennent le thé, racontent des histoires, et enfin, c’est l’heure de rentrer. Comment redescendre ? Comment faire lorsqu’on est bloqué en haut pour retrouver le bas, lorsqu’on est pris dans l’hystérie pour retrouver l’équilibre ? En invoquant le contraire. Pour redescendre, il faut penser à quelque chose de triste. Et voilà qu’après quelques tentatives, ils touchent à nouveau terre et peuvent repartir.

Sur ces entrefaites, George Banks rentre chez lui d’un pas décidé, bien décidé à remettre de l’ordre chez lui. « Il est grand temps, dit-il, qu’ils apprennent que la vie est une chose sérieuse ». Mary Poppins affiche d’emblée un air très concerné, pendant que George explique avec une analogie très concrète ce qu’il veut dire : « une banque britannique est dirigée avec précision. Une maison britannique n’en requiert pas moins. »

Mais voilà que très vite, comme à son habitude, Mary Poppins renverse la direction des choses.

Banks (emporté par sa liste ) : « Ils doivent apprendre – »

Mary Poppins : (achevant sa phrase) : « quelle vie vous menez ».

Banks : « Exactement. Quoi ? »

Et voilà comment George Banks se retrouve à emmener ses enfants avec lui à la banque, afin que Jane et Michael découvrent l’endroit où il travaille et apprennent le sérieux des banques britanniques.

A la nurserie, les enfants sont surpris : « il ne nous a jamais emmené nulle part », se plaint Michael.

Mary Poppins chante une nouvelle berceuse « nourrir les p’tits oiseaux », qui était devenue la chanson préférée de Walt Disney. Elle raconte ce qu’on peut faire avec deux cents : acheter des graines pour nourrir les petits oiseaux, et, ce faisant, faire la charité à une petite vieille habillée de hardes.

Le lendemain, direction la banque. Et voilà que sur le parvis de la cathédrale Saint Paul, les enfants voient la vieille de la chanson ! Michael sort aussitôt ses deux pièces de un cent, et veut acheter des graines pour nourrir les oiseaux. Son père refuse sèchement.

A la banque, ils rencontrent Mister Dawes Senior, le directeur, qui veut savoir pourquoi les enfants sont là. Banks explique qu’ils veulent ouvrir un compte et savoir comment fonctionne l’établissement. « Deux cents ? » demande Mister Dawes Senior. Il dit que c’est comme ça qu’il a commencé et entreprend d’expliquer ce qu’il arrive lorsqu’on dépose les deux cents à la banque : « si tu investis sagement tes deux cents dans la banque, sains et saufs, alors ces deux cents bien investis produiront des intérêts ».

Michael n’est pas impressionné par ce discours. Il ne veut pas donner ses deux cents pour qu’ils produisent des intérêts, il veut les utiliser pour acheter des graines et de donner à manger aux oiseaux, et ce faisant, faire la démonstration que le domaine de la qualité l’emporte sur celui de la quantité. Il reprend les pièces et s’enfuie, créant dans son sillage une panique bancaire. Les déposants se ruent aux guichets pour retirer leur argent, la banque est contrainte de fermer pour éviter la faillite.

Les enfants se faufilent à travers dans le chaos créé et sont mollement poursuivis par la police. Vient alors l’une des scènes les plus poignantes du film. Les enfants sont perdus près des quais, rencontrent une clocharde, un chien féroce et tombent finalement sur une personne effrayante, qui se révèle être Bert.

Ils ont une conversation à cœur ouvert, dans laquelle Jane et Michael expliquent qu’ils pensent que leur père ne les aime pas, et qu’ils avaient dû faire une très grosse bêtise étant donné l’air qu’il avait quand ils se sont enfuis de la banque. Bert leur demande de changer de perspective et de penser à leur père : « qui s’occupe de [lui] ? Lorsque quelque chose de terrible se produit, que fait-il ? Il se défend tout seul. A qui se confie-t-il ? Personne ». Et de conclure : « les pères ont toujours besoin d’un peu d’aide ».

D’où viendra l’aide ? Bert ne le dit pas explicitement, mais commence à chanter  « chem cheminée », l’un des grands thèmes du film. En quoi la cheminée est-elle la réponse ? La cheminée comme image de ce qui relie le haut et le bas et transforme le lourd en léger.

Comme dit Bert « la cheminée est une entrée vers un lieu enchanté ». Peu de temps après, ils se retrouvent sur les toits de Londres en compagnie de Mary Poppins, qui se sent obligée d’aller les chercher, les enfants ne maîtrisant pas encore la légèreté.

On a alors une vue sur les toits de Londres, « une jungle qui attend d’être explorée », et très vite un plan magnifique où la fumée d’une cheminée se transforme en escalier, avant que les héros ne retombent doucement. « Chem cheminée », reprend Mary Poppins.

Ils finissent par rentrer, couverts de suie, et Georges Bank également. Complètement dépassé par les événements, le chapeau mal ajusté, la cravate triste.

Alors que tous les ramoneurs partent en lui serrant la main, Jane dit : « tous les ramoneurs t’ont serré la main, tu vas être la personne la plus chanceuse du monde ! » Autrement dit : espérons qu’ils t’aient transmis le secret de légèreté, celle qui permet de passer des rez de chaussée au toits et de redescendre à volonté.

George Banks ne l’entend pas. Il s’exclame : « que signifie tout cela ? » Puis, à Mary Poppins : « vous seriez bien aimable de m’expliquer ce qu’il se passe ! » Ce à quoi elle répond, avec un air tout à fait sérieux : « premièrement, je voudrais que les choses soient très claires. – Oui ? – Je n’explique jamais rien ». Et elle repart aussitôt, sans aborder le moindre deuxièmement.

Et elle a raison : le secret de la légèreté ne s’explique pas, il se vit. Et George Banks va bientôt l’apprendre.

Car, pour lui, le plus dur pour lui reste à venir. Il reçoit un coup de fil de la banque : il est convoqué à vingt et une heure précises pour s’expliquer de l’incident.

En attendant, George Banks a une conversation avec Bert, près de la cheminée. Ce dernier va essayer de le mettre sur la voie avec autant de tact que possible. On voit que le dernier acte approche : cette même cheminée où l’annonce déchirée s’est envolée la première fois devient maintenant le lieu des confidences. C’est le moment où George Banks ouvre vraiment son cœur.

S’ensuit une chanson absolument magnifique, qui commence par être parlée et se mue en une douce ballade.

« Un homme rêve de marcher avec les géants

Et de creuser sa niche dans l’édifice du temps

Avant que le mortier de son zèle

N’ait le temps de prendre

La coupe est éloignée de ses lèvres. »

Bert l’écoute, et très habilement lui fait peu à peu prendre conscience du fait qu’il est en train de passer à côté de sa vie.

Jane et Michael viennent s’excuser et lui donnent les deux cents de la discorde. George est bouleversé, la musique de nourrir les p’tits oiseaux monte en puissance alors qu’il sort de chez lui et qu’il se rend à la banque. Il marche seul sous les arbres qui se détachent dans le brouillard, descend les marches, passe près de Saint Paul et s’arrête un instant pour contempler l’endroit où se trouvait la vieille aux pigeons, là où son fils voulait acheter les graines pour nourrir les oiseaux.

Enfin il arrive à la lourde porte de la banque. Il entre ; le hall est vide, plongé dans l’obscurité. Seul deux employés l’escortent.

Une trompette siffle la note centrale du thème des p’tits oiseaux alors qu’il frappe à la porte. Le silence se fait. On lui dit d’entrer.

A l’intérieur, le sérieux conseil d’administration. Mister Dawes Junior se lève et demande à Banks si il sait ce qu’il s’est passé en 1773. Banks dit qu’il sait et raconte l’histoire de la Boston Tea Party, épisode durant lequel des rebelles américains ont jeté dans la baie de Boston une cargaison de thé qu’ils estimaient avoir été trop taxée. Banks ajoute : « cela rendit le thé impropre à la consommation, même pour des Américains ». Ça ne fait pas du tout rire son interlocuteur, qui explique que c’était la dernière fois qu’il y avait eu une panique bancaire dans cet établissement.

Jusqu’à aujourd’hui.

Banks dit qu’il assume la responsabilité des actes de son fils. Pour le punir, Dawes Junior lui enlève l’œillet de sa veste, retourne son parapluie et fait un trou dans son chapeau. Symboliquement, c’est ce qui lui manquait : un peu d’air dans un esprit qui s’était un peu trop refermé. Comme dit Audiard : « bienheureux les fêlés, c’est par eux que passera la lumière ». Et, avant lui, dans un autre registre, Rabbi Nahman : « il n’y a rien de plus complet qu’un cœur brisé ».

« Avez vous quelque chose à dire Banks ? » demande Mister Dawes Senior.

« Eh bien quand il n’y a plus rien à dire, répond-il, tout ce qu’on peut dire… » Il trouve les deux cents que son fils lui a donné, et se met à rire. « Il n’y a qu’un mot, Sir. »

« Supercalifragilisticexpialidocious ! »

Et il se met à rire.

« Mary Poppins avait raison ! C’est extraordinaire ! On se sent vraiment mieux ! » Et il enchaîne en racontant l’une des blagues que ses enfants lui avaient dit. Il se précipite pour donner les deux cents au directeur et ajoute « prenez-en soin ». On lui dit : « où allez vous ? »

George Banks répond : « Je ne sais pas. Peut-être que je vais aller faire voler un cerf-volant ! »

Et il part en sautillant.

A partir de là, le film est terminé : tout le reste n’est que l’épilogue. George Banks vient d’achever sa métamorphose. Il sait désormais prononcer le mot magique, celui qui permet de passer du sérieux au rire en un instant, son pas devient plus léger, et voilà qu’il se met à rêver de cerfs volants ! Image parfaite de la légèreté, lien entre le ciel et la terre, mais lien contrôlé par celui qui tient la ficelle.

Le directeur comprend la blague, se met à rire, et s’envole à son tour. Il mourra de rire un peu plus tard.

Le plan suivant montre la girouette qui tourne : le vent change de direction. L’œuvre de Mary Poppins chez les Banks est terminée, elle repart. Les enfants ont du mal à le comprendre. Au rez de chaussée, Mme Banks est inquiète, on n’a pas vu Monsieur de la nuit ! On l’entend finalement qui arrive du sous-sol : il a passé la nuit à réparer le cerf volant !

Il entraine tout le monde dans la dernière chanson du film. « Allons faire voler un cerf-volant, vers les plus grandes hauteurs, et faisons le planer dans l’atmosphère, où l’air est clair ».

Tout le monde se joint à lui : sa femme, ses enfants, les employés de maison. La gravité a quitté le petit royaume de Georges Banks, l’harmonie est de retour en son palais.

Dans la rue, Bert a bien sûr déjà ouvert un stand pour vendre des cerfs volants

Le chœur reprend le refrain alors que Michael envoie le cerf volant dans le en l’air. « Allons faire voler un cerf volant, etc. »

A côté d’eux, les membres du conseil d’administration de la banque Dawes Tomes Mousley Grubbs Fidelity Fiduciary sont en train de faire voler leurs propres cerfs volants. Mister Dawes Junior dit que Banks est désormais associé. A nouveau le film n’est pas manichéen. Il n’y a ni condamnation de la finance, ni de la banque : une fois la légèreté apprise, Georges Banks est promu !

Mary Poppins repart. Elle est émue. Sur un contrepoint un peu doux amer, Mary Poppins regarde la famille du haut de la nurserie. Son parapluie lui fait remarquer : « ça t’est égal ? » Mary Poppins répond que les gens « parfaits ne laissent jamais les sentiments brouiller leur esprit ». Le parapluie répond : « tu ne peux pas me tromper […], je sais exactement ce que tu ressens pour ces enfants, et si tu crois que je vais rester silencieux… » Mary Poppins lui ferme alors son caquet et ne lui laisse pas le temps de finir.

Le parapluie symbolise la capacité qu’elle a de maîtriser la légèreté et aller là où elle veut. Et pour être celle qui apprend la légèreté aux autres, il y a un prix à payer : celui d’une certaine solitude une fois que son œuvre est accomplie.

Mary Poppins ouvre son parapluie et s’envole doucement dans le ciel londonien. Bert la regarde partir et a le dernier mot : « au-revoir Mary Poppins, reviens-nous vite ».

Et comme toujours, Bert a raison : il suffit de remettre le film au début pour qu’elle revienne aussitôt. Car les leçons de Mary Poppins sont encore nombreuses ; la légèreté n’était que l’une d’elle.

Image : HarshLight, CC BY 2.0 https://creativecommons.org/licenses/by/2.0, via Wikimedia Commons