En novembre 2018, je suis parti vivre dans le Massachusetts pour des raisons familiales. J’ai emménagé dans l’ouest de l’état, une zone un peu enclavée, bien loin de Boston et de la mégapole de la côte est. J’ai vécu six mois dans une ville qui avait été un centre extrêmement important de la région jusque dans les années cinquante, et six mois dans une petite ville que je ne nommerai pas ici explicitement, et que j’appellerai Wokeville. Pendant cette année-là, j’ai vécu dans un monde que je n’imaginais pas exister, une sorte d’univers parallèle totalement surréaliste, une des villes dans lequel le mouvement que l’on appelait pas encore woke en français, s’épanouit joyeusement. Chronique en plusieurs parties.
Lorsque vous arrivez à Wokeville par le sud, par une sorte de petite départementale à deux voies qui slalome près de l’autoroute, la ville ne paye pas de mine. On est encore un peu loin du centre. Il y a une station service, un vieux motel, des sortes de hangars industriels qui abritent, qui le journal local, qui un centre de jeux à base de pistes de bowling et de billards.
Passé le rond-point, vous tomberez peut-être sur un amas de véhicules, un gros embouteillage causé par le décalage frappant entre le nombre de voitures et la taille des lieux. Tout le monde essaye de rentrer et de sortir d’un même parking sous-dimensionné, quel que soit la saison ou l’heure où vous arrivez.
La raison de l’encombrement ? Le dispensaire, qui, en 2018, venait d’ouvrir. Mais c’est un dispensaire d’un genre un peu particulier : on y vend du cannabis.
La substance est autorisée à des fins médicales dans l’état du Massachusetts depuis 2012, autorisation qui a été élargie en 2017 aux « fins récréatives », selon l’expression utilisée désormais passée dans la langue française courante.
Le temps que les différentes autorisations et autres règlements soient mis en place, et Wokeville a reçu l’insigne honneur d’être la première ville a accueillir
Monsieur le maire était ravi : il fut le premier à entrer dans le magasin, un jour de novembre 2018, mais pas avant huit heures du matin, heure précise à laquelle l’autorisation entrait en vigueur. La loi, c’est la loi.
Derrière lui, ce jour-là, des centaines d’acheteurs venant de toute la région, et qui faisaient la queue depuis la veille minuit et demi. L’avis est unanime : « c’est un moment historique ».
Le moment historique a un prix : un peu plus de dix-sept dollars le joint, taxe incluse.
Le maire ne le dit pas (lui aussi est ivre de ce moment « historique pour la communauté ») mais la perspective d’une nouvelle rentrée d’argent est l’une des raisons qui a poussé Wokeville a s’intéresser au dispensaire : grâce aux taxes de six pour cent, le premier trimestre a rapporté un peu plus de 737 000 dollars.
Pour un peu ça ressemblerait à un rêve de politicien. Un nouveau commerce, qui attire de nouveaux clients, qui dépensent leur argent en ville, qui font rentrer des taxes, et qui en profitent ensuite pour aller dépenser un peu plus dans le reste de la ville.
Pour les habitants du quartier, le rêve est très vite devenu un cauchemar. Une population de personnes consommant des drogues dures s’y installée. Un matin, on voit une descente de police dans le motel qui se trouve derrière le dispensaire : c’était devenu une flophouse, un repaire qui mêlait prostitution et drogues dures.
Pire : la ville est devenue un fumoir à ciel ouvert. Impossible d’échapper à l’odeur de la marijuana. Pas un endroit où il n’y ait quelqu’un en train de fumer. Pas un parc où il n’y ait des groupes plus ou moins amicaux qui s’installent pour consommer. Le chemin de randonnée qui passe en bas de chez nous est régulièrement recouvert d’une sorte de halo. Après la pluie, il y a même une odeur de souffre, signe qu’on ne fume probablement pas que du cannabis dans les environs.
Conséquence immédiate : plus aucun enfant dans les parcs de la ville. Impossible de sortir sans traverser au moins une fois un nuage de cette fumée à l’odeur vaguement sucrée et certainement toxique pour les plus petits.
Dans les immeubles, la situation devient vite intenable. Mal isolés les uns des autres, il suffit qu’un appartement s’y mette pour que tout les autres locataires en profitent.
Nous habitions dans une habitation typique de la région, ce qu’on appelle des townhouses. C’est une série de maisons en bois construites les unes contre les autres. Chacune est divisée en deux : une petite entrée permet d’aller soit au rez-de-chaussée soit à l’étage.
A cette époque-là, notre premier enfant venait de naître. Il avait quelques problèmes de santé qui nécessitaient qu’on s’occupe de lui toutes les deux heures durant la nuit. Et voilà qu’un soir, vers vingt-deux heures, on sent une odeur très forte.
D’habitude on est plus ou moins épargné : j’ai pris soin de combler tous les interstices des fenêtres un peu branlantes et les dessous de porte pour nous isoler au maximum. Mais ce soir-là, c’est plus fort que d’habitude. Probablement une grosse soirée dans un appartement à côté. La fumée de cannabis rentre partout. Mon fils tousse. On a du mal à respirer.
On ouvre les fenêtres, la porte, on essaye de faire un courant d’air. C’est pire. Il ne reste qu’une solution : partir le temps que ça se calme. C’est l’hiver : on s’habille chaudement, on prend la voiture et on va rouler une petite heure dans la rase campagne, le temps que l’air de notre appartement redevienne salubre.
Absurde ?
Même pas. Toute la ville se met à vivre au rythme du dispensaire. Celui-ci draine vers Wokeville toute la population des consommateurs de drogue, beaucoup étant également des patients dans les deux services psychiatriques de la région.
Les gens se plaignent, les familles viennent de moins en moins et les commerces commencent à ressentir les effets.
En quelques mois, le centre-ville, qui était l’argument numéro un de la revitalisation de la ville, est transformé. Les commerces ferment les uns après les autres. A tel point que le journal local consacre toute une série d’articles au sujet.
Août 2019 : la pâtisserie italienne ferme ses portes après vingt-huit ans. Le propriétaire « n’a pas développé les raisons de la fermeture ». Septembre 2019 : une pizzeria qui proposait également des concerts ferme après douze ans d’activité. Aucune raison donnée, aucun business en vue pour reprendre l’emplacement.
Durant la même période, un bar à vin extrêmement couru ferme également, pratiquement du jour au lendemain. La propriétaire, une new yorkaise qui avait ouvert quatre ans et demi auparavant, est la seule à dire honnêtement les raisons de la fermeture : une baisse de revenu due au cannabis et au panhandling [le fait de mendier activement, en allant voir les gens pour leur demander de l’agent].
La question est d’ailleurs récurrente. Le centre ville est quadrillé de mendiants qui viennent de tout le comté. La mairie, toujours prête à faire l’histoire, a même pondu un rapport sur le sujet, intitulé : « un centre ville de Wokeville pour tous : résidents, visiteurs, commerçants et personnes à risque ». Deux cent quarante-huit pages d’une prose raffinée, où on utilise par exemple le mot « personne à risque ». C’est l’euphémisme du jour pour désigner les mendiants plus ou moins agressifs qui quadrillent le centre ville.
On y trouve des chiffres édifiants (huit cent appels à la police en moyenne par an), deux cents vingt infractions commises en 2017, 136 en 2018. Heureusement, le rapport nous rappelle que le pandhandling est légal, et qu’il est même protégé par le premier amendement.
Les solutions proposées ? En premier lieu : créer une campagne de communication. Ensuite créer un fond pour augmenter les ressources disponibles pour les personnes à risque. Permettre de donner via « la technologie ». Créer un centre pour les accueillir. Développer l’éducation. Le reste est à l’avenant.
En attendant, quelques mois à peine après l’ouverture du dispensaire, le centre ville se vidait de ses commerces, de ses visiteurs, et, en ce qui nous concerne, de certains résidents.
En 2019, une étude publiée d’après les statistiques du FBI sur les vingt-cinq villes les plus violentes du Massachusetts place Wokeville en dix-neuvième position (depuis elle n’est plus dans le top vingt-cinq). En 2021, il y a même eu un meurtre qui a fait les gros titres de la presse jusqu’à Boston. Il a eu lieu dans l’appartement à côté de celui où nous habitions.