Bienvenue à Wokeville (1)

En novembre 2018, je suis parti vivre dans le Massachusetts pour des raisons familiales. J’ai emménagé dans l’ouest de l’état, une zone un peu enclavée, bien loin de Boston et de la mégapole de la côte est. J’ai vécu six mois dans une ville qui avait été un centre extrêmement important de la région jusque dans les années cinquante, et six mois dans une petite ville que je ne nommerai pas ici explicitement, et que j’appellerai Wokeville.

Pendant cette année-là, j’ai vécu dans un monde que je n’imaginais pas exister, une sorte d’univers parallèle totalement surréaliste, une des villes dans lequel le mouvement que l’on appelait pas encore woke en français, s’épanouit joyeusement.

J’ai tenu six mois.

Wokeville est une charmante petite bourgade de la Nouvelle Angleterre. Nichée au pied d’un mont couvert de pins, au milieu d’une nature luxuriante, c’est la petite ville américaine telle qu’on la voit dans les films qui se passent au début du XXème siècle. Des bâtiments en brique, un centre ville accueillant, des rues piétonnes où il fait bon flâner. Pour peu, on s’attendrait presque à trouver un kiosque à musique et une fanfare pour vous accueillir.

D’ailleurs le syndicat d’initiative a de sacrés arguments pour vous allécher. Il y a de nombreux restaurants, des boutiques d’antiquités, un hôtel classé, des salles de concerts, des théâtres et des musées. Chaque été, il y a un festival de jazz manouche sur le campus de l’université. Si vous aimez le vélo, il y a un long chemin qui relie plusieurs petites villes et villages en passant à travers les champs et les bois. Il y a même des studios de cinéma et l’atelier d’un très célèbre dessinateur de BD, que l’on peut croiser parfois en ville, dans le magasin de comics du centre.

L’endroit ravira également les férus d’histoire. En 1842, un groupe de philosophes transcendantalistes (l’un des mouvements philosophiques américains du XIXème auquel sont rattachés Emerson et Henri Thorau) s’installe dans la région. Ils créent une petite commune autonome et vivent là en prêchant « l’égalité sans distinction de sexe, de couleur, de condition, de secte ou de religion » (par secte il faut entendre « type de protestantisme »).

L’université locale, fondée en 1871, fait partie des premières institutions à avoir accueilli un public féminin. Calvin Coolidge, peu connu en France, y vécut de nombreuses années. Il en fut le maire, avant de devenir gouverneur de l’état du Massachusetts et de finir président des Etats Unis.

Au milieu du XIXème, la ville fut surnommée le « paradis de l’Amérique », surnom qu’elle a jusqu’à aujourd’hui : « paradise city ».

Pour qui vient passer quelques jours en villégiature, c’est la destination rêvée pour une expérience américaine authentique.

Mais gare à vous si vous venez vous y installer, car celui qui vit à Wokeville va vite découvrir une autre réalité.

A commencer par une histoire beaucoup plus sombre.

Wokeville a été créée en 1637, et peut s’enorgueillir d’avoir été la première communauté à juger et tuer des sorcières dans la région. Pas par le feu, mais par la pendaison, et bien avant Salem (situé sur la côte), dont le fameux procès date de 1692/1693.

Dans les années 1730/1740, Wokeville a été l’épicentre d’un moment de l’histoire américaine appelé First Great Awakening (« le premier grand réveil »), un moment de retour à la foi chrétienne puritaine qui a marqué le siècle. L’un des pasteurs les plus actifs, Jonathan Edwards, prêchait à Wokeville. C’est là qu’il donna l’un de ses sermons les plus connus : Sinners in the Hands of an Angry God (« des pécheurs entre les mains d’un Dieu plein de colère »), qui commence ainsi :

« Il n’est rien qui ne garde les hommes mauvais à tout moment hors de l’enfer, si ce n’est le simple plaisir de Dieu ».

Bonne ambiance.

En 1805, quinze mille personnes se réunirent à Wokeville pour assister à la pendaison de deux Irlandais. Après un procès pour le moins léger, la foule, composée de protestants natifs de la Nouvelle Angleterre, refusa qu’on enterre les deux hommes (catholiques) et profana leurs corps à l’abattoir de la ville. Les victimes ne furent réhabilités et exonérées des crimes dont elles avaient été accusés qu’en 1984.

A partir de la grande dépression, la ville s’est mise à décliner, en particulier à cause de la désindustrialisation de la région. La ville d’à côté était connue pour ses fabriques de papier, et quelques kilomètres plus loin, la capitale régionale était le siège de l’armurerie nationale. Cette dernière a fermé dans les années soixante, et la région ne s’en est jamais vraiment remise.

Wokeville a décliné jusqu’à ne plus être qu’une de ces villes américaines avec des centres villes délabrés connaissant une grande pauvreté et des familles qui partent plus loin.

Mais dans les années quatre-vingt, Wokeville a commencé à connaître un certain renouveau, jusqu’à peu à peu redevenir l’un des centres culturels de la région. Une nouvelle population a commencé à affluer dans la région, attirée par les universités et par le prix de l’immobilier bon marché.

Souvent issue des grandes villes de la région qui étaient devenues hors de prix (New York et Boston), elle était sociologiquement très différente. En quelques dizaines d’années, Wokeville a complètement muté. De petite ville à l’état d’abandon, elle s’est gentrifiée peu à peu.

A tel point qu’il est maintenant courant d’entendre parler de l’  « ancien » et du « nouveau » Wokeville pour parler de la différence sociologique. L’ancien Wokeville se retrouve par exemple dans un diner qui se trouve à la sortie de la ville. C’est un peu graisseux et vétuste et on y mange des grilled cheese sandwhiches et du pudding maison (deux classiques de la nourriture populaire qu’on trouve dans le vieux diners, ces petits restaurants qui étaient situés à la base dans des anciens wagons reconvertis).

Le nouveau Wokeville, lui, se trouve dans le centre-ville et mange dans des restaurants bio où l’on plébiscite les salades à base de quinoa et de tofu. Non pas que l’un ou l’autre des plats ait quoi que ce soit de négatif (je mange abondamment de chaque), mais on sent à vivre là qu’il y a deux populations qui n’ont pas grand chose à se dire. L’ancien Wokeville disparaît peu à peu et c’est maintenant le nouveau Wokeville qui a pris le dessus. La différence ? Le nouveau Wokeville regarde, sans le savoir, vers les fondamentaux historiques des lieux, et, même si il s’en défendrait, promeut un nouveau puritanisme à l’état chimiquement pur.

Au fil de l’année, différents articles montreront comment il est mis en musique dans différents domaines.

Image : King of Hearts, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons