Skip to content
Olivier F. Delasalle
Olivier F. Delasalle

  • Accueil
  • Articles
    • Cinéma
    • Langue et littérature
    • Hébraïsmes
    • Rectification des noms
  • Mes ouvrages
  • À propos
    • Biographie
    • Entretien
    • Revue de Presse
  • Contact
  • fr
    • en
Olivier F. Delasalle

Le Vicomte pourfendu, Italo Calvino (1952)

OFD, 2 novembre 20252 novembre 2025

(Première moitié).

La Trilogie héraldique : nos ancêtres, d’Italo Calvino est une merveille de drôlerie et de poésie et, après bien des péripéties, a enfin été republiée en français. Ce que l’on sait moins, c’est que cette œuvre est ancrée dans une vision tout à fait biblique du monde et plus particulièrement dans une méditation qui puise dans l’imagerie de la kabbale, la source vive de tout le judaïsme.

Le procédé général est le suivant : Calvino prend une dyade fondamentale, un couple de notions qui existent de façon opposées et complémentaires, et les fait exister séparément. Le but ? Mieux les observer en voyant comment elles se comportent lorsqu’elles existent déconnectées l’une de l’autre, afin de mieux les apprécier et les célébrer lorsqu’elles sont à nouveau ensemble.

Dans le Vicomte pourfendu, c’est ainsi le penchant vers le bien et le penchant vers le mal qui sont séparés à l’occasion d’une canonnade, et qui poursuivent leur chemin chacun de leur côté.

Dans le Baron perché, c’est le ciel et la terre qui se retrouvent soudain éloignés l’un de l’autre, lorsque le héros du roman décide de vivre en haut des arbres et de ne plus jamais en redescendre.

Et dans le Chevalier inexistant, c’est le corps et l’âme qui existent soudain l’un à côté de l’autre, provoquant au passage des questionnements existentiels irrésistibles.

Trois expériences littéraires, pour trois expériences philosophiques qui sont en réalité trois expériences métaphysiques.

Commençons par le début et tournons la première page du Vicomte pourfendu : « on faisait la guerre aux Turcs ».

Le vicomte Médard de Terralba chevauche la campagne en compagnie de son écuyer. Il va rejoindre l’Empereur afin de combattre les Turcs en Bohême, qui poussent un peu trop en terres chrétiennes.

Le narrateur pose d’emblée le thème principal du récit : « Mon oncle était alors dans sa première jeunesse, âge où les sentiments n’ont qu’un élan confus dans lequel le bien et le mal ne sont point encore distincts, âge où l’amour de la vie rend chaude et trépidante toute expérience nouvelle, même inhumaine et macabre. »

« Age dans lequel le bien et le mal ne sont point encore distinct » : voilà un enseignement directement tiré des lectures les plus profondes des chapitres deux et trois de la Genèse.

La lecture classique, un peu rapide, de cette histoire considère que le fruit que mangèrent Adam et Ève était le fruit qui contenait le mal. C’est à dire qu’avant de le consommer, ils étaient complètement bons et qu’après avoir mangé, le mal était rentré en eux. Ou pour le dire d’une autre manière : ils ne connaissaient que le bien, et en mangeant du fruit, ils firent l’apprentissage du mal.

Les kabbalistes ont une lecture plus précise, qui explique mieux les particularités du texte dans sa version hébraïque. Le fruit, nous dit-on, est le fruit non pas du bien et du mal (avec un article déterminé) mais le fruit bien-mal (Genèse 2, 17). Autrement dit, le fruit contenait les deux, et après ingestion, tout le problème pour l’homme était de distinguer l’un de l’autre : ils étaient maintenant mélangés dans leur conscience. Dans cette perspective, ce n’est pas que l’être humain venait de découvrir le mal, mais qu’il n’arrivait plus à distinguer clairement l’un de l’autre : perspective métaphysique complètement différente.

Mais alors se pose aussitôt une question : pourquoi Dieu dit-il qu’il était possible de manger « de tous les fruits du jardin » ? En réalité le problème était, selon l’image des kabbalistes, que le fruit n’était pas mûr. Le processus de séparation du bien et du mal, du fruit de l’écorce, n’était pas achevé, d’où le danger. Il aurait fallu attendre que le fruit ne soit mûr pour que les choses soient clairement séparées. La condition métaphysique de l’homme eût été bien différente si seulement il avait eu un peu de patience !

Et c’est cette lecture que retient Calvino : Médard de Terralba était à cet « âge dans lequel le bien et le mal ne sont point encore distinct ». Le fruit dans son cœur n’était pas mûr. Cela sera l’occasion idéale pour une expérience littéraire.

Lorsque l’histoire commence, Médard chevauche donc à travers les champs remplis de cadavres, dévorés par les cigognes, et arrive finalement devant l’Empereur, qui, la bouche pleine d’épingles, est en train d’étudier les cartes des futures batailles. On le présente : arrivé de Gêne, issu d’une plus nobles familles du pays. L’Empereur le nomme aussitôt lieutenant.

Ce soir-là, dans sa tente, Médard de Terralba a du mal à s’endormir. Il regarde le ciel de Bohême et pense au futur. Le narrateur note :

« Pour lui les choses étaient encore intactes, indiscutables et lui-même était tel. » Naïveté de la conscience, qui va l’exposer à l’aventure qui suit.

Le lendemain, à dix heures pétantes, la bataille commence. Médard de Terralba découvre les Turcs. Il se bat du mieux qu’il peut et, emporté par sa fougue et son inexpérience, décide d’attaquer un canon, non pas de côté ou par la culasse, mais par le devant. Le Turc tire : le vicomte est aussitôt canonisé.

Plus tard, deux charrettes arrivent sur le champ de bataille. L’une pour ramasser les morts, l’autre pour les blessés. Ce qu’il reste de Médard est mis dans la carriole des blessés. Il est amené à la tente des chirurgiens qui, en levant le drap, découvrent un cas magnifique. Toute une partie du corps a été emportée. Il ne reste qu’une moitié, la droite, et celle-ci est parfaitement intacte. Ils le rafistolent ; il survit. « La forte fibre des Terralba avait tenu. Il était maintenant vivant et pourfendu ».

Un soir d’octobre, Médard rentre au château. Il arrive sur une couche, enveloppé d’un long manteau qui dissimule son côté gauche.

Tout le monde vient le voir arriver. On sait qu’il a été blessé par les Turcs, mais de quelle manière ?

Medard se lève péniblement à l’aide de sa béquille, et voilà que, dans un coup de vent, son manteau se plaque contre lui et révèle , de façon indirecte qu’il n’est plus que la moitié de lui-même. Sa nourrice est désespérée. Médard entre dans le château sans même prendre la peine d’aller saluer son père.

Ce dernier est un étrange personnage.

«Il ne manquait que le père de Médard, le vieux vicomte Aiulfe, mon grand-père, lequel, depuis longtemps, ne descendait même plus dans la cour. Las des soucis mondains, il avait renoncé aux prérogatives de son titre en faveur de son unique enfant mâle, avant le départ de celui-ci pour la guerre. Sa passion pour les oiseaux qu’il élevait à l’intérieur du château dans une grande volière, était devenue de plus en plus exclusive : le vieillard avait fait porter son lit à l’intérieur de la volière, s’y était enfermé et ne sortait de là ni de jour ni de nuit. On lui tendait son repas à travers les barreaux de la volière, en même temps que la pâtée des oiseaux : Aiulphe partageait tout avec eux.»

Le père envoie un petit oiseau qu’il a dressé en direction de la tour où s’est réfugié Médard. Celui-ci renvoie l’oiseau. Son côté gauche a été brisé. Aiufle se met au lit en pleurant ; le lendemain, il n’est plus.

Étrange image que cette cage aux oiseaux. Dans le chapitre un, une image similaire avait été utilisée : sur le champ de bataille, les oiseaux se mêlaient aux cadavres tant et si bien qu’on ne pouvait pas distinguer les uns des autres.

A nouveau la source de cette image est dans la mystique juive. C’est l’image d’un lieu spécifique, qui s’appelle le « corps », ainsi que le « trésor » ou le « colombier », le lieu où se trouvent toutes les âmes des générations à venir avant qu’elles ne naissent sur terre. On y trouve par exemple une allusion dans Yevamot 62a : « Le fils de David ne viendra pas avant que toutes les âmes n’aient quitté le corps».

A cela il faut ajouter que l’image du renvoi de l’oiseau est également une scène biblique. On la trouve au Deutéronome, 22, 6 et7 :

« Si tu rencontres en ton chemin un nid d’oiseaux sur quelque arbre ou à terre, de jeunes oiseaux ou des œufs sur lesquels soit posée la mère, tu ne prendras pas la mère avec sa couvée : tu es tenu de laisser envoler la mère, sauf à t’emparer des petits; de la sorte, tu seras heureux et tu verras se prolonger tes jours. »

Quel est le sens de cette parabole rêvée par Calvino ? L’interprétation est ouverte. Peut-être faut-il voir une image de la crise métaphysique occidentale ? Le père envoie un message au fils : celui-ci le renvoie brisé, et brise ainsi sans le savoir, le père. Et ses jours ne sont pas prolongés.


« Après la mort de son père, Médard commença de sortir du château ». Et il sème le chaos dans la campagne. L’un semble être la cause de l’autre. Après tout, comme l’écrit Dostoïevsky : « comment sera l’homme après cela ? Sans Dieu et la vie future ? Cela signifie que désormais tout est permis, on peut faire ce que l’on veut? » (Les Frères Karamazov, Livre VI, chapitre 3)

Et les habitants prennent peu à peu conscience de l’horreur. Le premier indice est un étrange arbre fruitier : « ils passèrent sous un poirier qu’ils avaient vu, la vieille, couvert de fruits tardifs encore verts ».

Cette fois l’allusion est on ne peut plus claire : le problème est bien que les fruits n’étaient pas mûrs. Quand au poirier plus spécifiquement, c’est bien sûr une allusion au pommier que la tradition occidentale considéré être l’arbre de la connaissance du bien et du mal. (On dit souvent que c’est pour une erreur de traduction, mais c’est un raccourci). C’est également une allusion aux Confessions de Saint Augustin, qui avouait avoir volé des poires dans sa jeunesse, image reprise par la suite par Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions à lui.

Toujours est-il que dans la campagne génoise, les poires sont toutes coupées en deux. Puis on trouve une demi grenouille, un demi melon et plein de demi-champignons. Des comestibles et des vénéneux. Enfin, on découvre Médard, penché sur un étang : il contemple sa figure, et voilà que les demi champignons flottent autour de lui. Tous ? Non, seulement les comestibles. Et les vénéneux ? Les vénéneux, ils les a donné au narrateur, qui se promenait non loin de là. Entendant l’histoire, la nourrice conclut : « C’est la mauvaise moitié de Médard qui est revenue ».

A ce stade, il nous faut décrire un peu plus longuement quelle est cette idée, si, comme nous le pensons, elle provient de la tradition hébraïque.

La question de la nature humaine est une des quatre ou cinq questions essentielles qui détermine toutes les philosophies et toutes les conceptions de vie possible. Elle cherche à savoir ce qui est immuable et intemporel en l’homme. Si on prenait Socrate et qu’on lui faisait rencontrer Jean-Paul Sartre, qu’auraient-ils en commun ?

Il existe cinq opinions sur cette nature humaine prise dans sa dimension morale.

1. L’être humain est fondamentalement bon. Il voudrait spontanément le bien et le mal naît d’un facteur extérieur. C’est par exemple l’opinion de Jean-Jacques Rousseau telle qu’il la présente dans l’Emile : « Qu’il sache que l’homme est naturellement bon, qu’il le sente, qu’il juge de son prochain par lui-même ; mais, qu’il voie comment la société déprave et pervertit les hommes ; qu’il trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices ».

2. L’être humain est fondamentalement mauvais. Il a donc besoin d’une aide extérieure pour surmonter sa nature. C’est par exemple l’opinion de Xun Zi, qui écrit de façon très directe : « la nature humaine est mauvaise, chez les humains tout bien est acquis par un effort conscient » (XunZi, chapitre XXIII).

3. L’être humain n’est ni bon ni mauvais. Il est moralement neutre. Le débat sur le bien et le mal devient quelque chose qui lui est extérieur.

4. L’être humain est bon et mauvais : il a les deux potentiels en lui, c’est lui qui se détermine par ses actions. C’était par exemple la perspective d’un penseur comme Alexandre Soljénitsyne qui écrivait : « Peu à peu, j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États ni les classes ni les partis, mais qu’elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité. » (Archipel du Goulag, tome 2).

5. Variante du précédent : l’être humain est bon et mauvais, mais dans des proportions différentes. C’est l’optique de la tradition hébraïque. Pour celle-ci, l’être humain est fait avec deux penchants : un penchant vers le bien et un penchant vers le mal, un peu comme le gentil Milou et le méchant Milou dans Tintin au Tibet. Mais le penchant vers le mal est légèrement plus fort. Celui-ci est comparé à un poison, qui nécessite donc un remède. Ce remède, il le trouve dans la Torah, et c’est par un effort spécial sur lui-même qu’il peut surmonter ce penchant. C’est ce que Dieu dit à Caïn : «Si tu t’améliores, tu pourras te relever, sinon le péché est tapi à ta porte ; il aspire à t’atteindre, mais toi, sache le dominer ! »  (Genèse IV, 7).

Dans le Vicomte pourfendu, les deux penchants se retrouvent séparés et sont lâchés dans la campagne.


Le diagnostic sitôt posé par les habitants sur l’identité de Médard de Terralba, le côté droit de celui-ci (le mauvais) officie en tant que juge pour une histoire de brigandage sur ses terres : il fait pendre tout le monde, vingt personnes, et ajoute dix chats en même temps.

Un autre jour, il croise le docteur, un vieil anglais excentrique qui a accompagné le capitaine Cook dans ses voyages et qui s’est mis en tête d’étudier les feux follets. La moitié droite de Médard est très intéressée :

«Comme ça avant, vous avez droit à toutes les facilités, lui dit-il. Il est fâcheux que ce cimetière, abandonné comme il est, ne soit pas un bon terrain pour les feux follets. mais je vous promets que dès demain je m’efforcerai de vous aider de tout mon possible.»

Et fidèle à sa promesse, il fait exécuter une dizaine de paysans qui n’avaient soit disant pas suffisamment payé d’impôts.

Le passage demande une lecture précise. La moitié de Médard n’est pas entièrement mauvaise comme on pourrait s’y attendre : après tout, il veut aider le docteur dans ses expériences scientifiques. Mais aussitôt, l’action qu’il entreprend est maléfique. On pense aussitôt à une inversion de la façon dont Méphistophélès se présente à Faust : « je suis une partie de cette force qui constamment veut le mal et constamment fait le bien » (Goethe, Faust I, tableau du cabinet d’étude).

Pourquoi le penchant vers le mal viserait-il tout de même le bien ? Parce que, comme nous l’avons supposé à la base, cette histoire s’inscrit dans une optique monothéiste. Qu’est-ce à dire ? Le dualisme métaphysique, tel qu’il existait par exemple chez les manichéens, consiste à penser le bien et le mal comme étant radicalement antagonistes et séparés. Mais le monothéisme est un monisme strict : tout est créé par Dieu, y compris le bien, y compris le mal. Voir par exemple le verset 47,5 d’Isaïe : « Je forme la lumière et crée les ténèbres, J’établis la paix et suis l’auteur du mal: Moi l’Eternel, Je fais tout cela ». En montrant un vicomte dont les intentions et les actes sont incohérents, Calvino s’inscrit clairement dans ce paysage.

Médard se prend ensuite de passions pour les incendies. Il met le feu aux maisons de paysans qui ont osé lui résister, puis au village des lépreux, qui osent vivre une vie différente, et même au château. La nourrice est gravement brûlée et met longtemps à s’en remettre.

Lorsque Médard l’interroge sur la nature de cette blessure elle lui répond : « la trace de tes péchés mon fils ». Et elle ajoute : « une maladie qui n’est rien […] à côté du mal qui t’attend en enfer si tu ne te repens pas ».

Mais c’est peine perdue. Inviter le penchant vers le mal à se repentir est absurde. D’ailleurs, Médard l’envoie immédiatement dans la colonie des lépreux.

Arrive à ce moment du récit un passage décrivant l’un des nouveaux centre d’intérêt du narrateur : une colonie de huguenots français qui a trouvé refuge dans la région appelée Val des Joncs.

A première vue, ils ressemblent à des calvinistes très austères. « Grande famille, pleine de neveux et de brus », ils cultivent la terre « en costume du dimanche, noirs et boutonnés », les femmes portaient « un bonnet blanc », « les hommes avaient de longues barbes ». Ils ont des prénoms bibliques : Ezéchiel, Tobie, Rachel, Esau, Jonas, Aaron.

Pour un peu ils ressembleraient presque à des Juifs orthodoxes. D’ailleurs certains détails en rappellent les coutumes : « ils s’abstenaient de nommer Dieu », ils suivent des commandements très précis, et lorsqu’ils chantent, c’est uniquement la mélodie.

Mais il ne faudrait pas pousser l’interprétation trop loin : ces huguenots ressemblent à des Juifs, mais de la même manière que les Amish ou les Mennonites ressemblent à des Hassidim.

Pourtant, à seconde vue, il y a un détail étonnant, une sorte de clin d’œil que fait l’auteur qui semble nous dire : ce sont des protestants, mais utilisons cette ressemblance pour établir une petite intertextualité.

Le détail en question est vestimentaire. Le vieil Ezechiel porte un chapeau, et ce chapeau « est en forme d’entonnoir ». Quel genre de chapeau est-ce là ? Qui a déjà vu des chapeaux en forme d’entonnoir, c’est à dire large à la base et étroit tout en haut ? Les Juifs justement. Ce chapeau-là s’appelait en latin le pileus cornutus, et devait être porté par les Juifs d’Europe, en signe distinctif, à partir du concile de Latran (1215). Pour savoir précisément à quoi ils ressemblaient, il suffit d’aller voir la façade de Notre Dame. Toutes les statues représentant le peuple en portent. Pourquoi ? Parce qu’elles représentent des scènes bibliques, donc des Juifs, et que les sculpteurs de l’époque savaient que le vêtement juif, c’était précisément ce chapeau.

La suite de l’histoire montre que ce sont bien des huguenots, et qu’ils sont à interpréter de cette façon par rapport au reste du récit, mais ces petits éléments constituent une série de clin d’œil laissé par l’auteur pour nous rappeler quelle est la clé de lecture générale. Le nom de l’endroit où ils vivent participent d’ailleurs à cette allusion : le val des joncs rappelle la mer des joncs, l’étendue d’eau traversée par Moise et les enfants d’Israël au sortir d’Egypte (traduit généralement par « mer rouge », probablement un peu rapidement).


Le thème du mauvais qui n’arrive pas à être totalement mauvais est renforcé par l’un des enfants huguenots. Le narrateur fait la connaissance d’Esau, un enfant de son âge qui, dans une révolte toute freudienne, prend le contre-pied total de ses parents : « maintenant, je veux commette tous les péchés qui existent », si ce n’est tuer. Il s’applique, mais n’arrive pas masquer son bon fond. Lorsque le narrateur perd continuellement aux dés, Esau lui confie : « ne te décourage pas, je triche tu sais ! »

De son côté, le mauvais côté de Médard va connaître une nouvelle aventure : il décide de tomber amoureux. Il jette son choix sur Paméla, une bergère qui guide un troupeau de chèvres. Il la courtise, elle refuse. Il insiste, elle met des conditions. Il les repousse, elle s’entête. Mais il a une révélation à lui faire, qui explique pourquoi il veut connaître l’amour avec elle :


«Si jamais tu deviens la moitié de toi-même et je te le souhaite, enfant, tu comprendras des choses qui dépassent l’intelligence courante des cerveaux entiers. Tu auras perdu la moitié de toi et du monde, mais ton autre moitié sera mille fois plus profonde et plus précieuse. Et toi aussi, tu voudras que tout soit pourfendu et déchiqueté à ton image parce que la beauté, la sagesse et la justice n’existent que dans ce qui est mis en pièces.»

« Paméla, nous n’avons aucun autre langage pour nous parler, en dehors de celui-là. Toute rencontre de deux êtres dans le monde les fait se déchirer. Viens avec moi ; je connais ce mal et tu seras plus en sécurité qu’avec n’importe qui d’autre. »

A nouveau, thème biblique du début de la Genèse. L’occident connaît généralement la version suivante : Dieu créé un homme, Adam, puis prélève une de ses côtes et en fait une femme, Eve. Le texte permet cette lecture, mais ce n’est pas la lecture juive classique.

Et à nouveau, une lecture attentive permet de voir que le texte est plus subtil. D’une part, le mot Adam n’est pas toujours utilisé de la même façon : parfois il est précédé de l’article défini, ce qui en fait un nom commun, parfois il n’est pas précédé de cet article, ce qui en fait un nom propre. Autrement dit : parfois « l’adam » parfois « Adam ».

Deuxièmement, le commentaire de Rachi est très clair au sujet du mot « tsela » que l’on traduit souvent en français par « côte » (et qui est effectivement l’une de ses significations). Rachi note : «De ses côtés (mitsalotav) : un de ses côtés, comme dans : « de même, pour le second côté (tséla) du tabernacle » (Exode 26, 20). » (Commentaire de Rachi sur Genèse 2, 21).

En tenant compte de ces deux paramètres, le verset 21 du chapitre 2 se lit : « L’Eternel-Dieu fit peser une torpeur sur l’adam, qui s’endormit ; il prit un de ses côtés et forma un tissu de chair à sa place ».

L’histoire complète est la suivante : Dieu créé un adam (un être humain) androgyne. Celui-ci comporte deux côtés : un côté mâle et un côté femelle. Pour des raisons que nous n’allons pas expliquer ici, il décide de séparer ce premier prototype en deux, et prélève donc l’un des côtés pour en faire une partie séparée. La partie mâle s’appellera Adam, la partie femelle s’appellera Eve. Mais les deux conserveront le souvenir d’avoir été un, et auront toute leur vie le désir de retrouver cette unité.

C’est ce à quoi fait allusion Médard : « toute rencontre de deux êtres dans le monde les fait se déchirer ». Pourquoi ? Parce qu’ils croyaient chacun être un et voilà qu’ils découvrent soudainement qu’en réalité ils n’étaient chacun qu’un demi. Déchirement ! Mais déchirement préalable à la reconstruction de l’unité, une unité qui se fera dans le couple.

Le côté droit de Médard veut donc un bien, mais celui-ci prend aussitôt un tour atroce. Il offre à Paméla des animaux déchirés en deux.

Après la problématique de l’amour, l’anatomie du penchant vers le mal continue à travers le thème de la religion.

Chez les huguenots, Médard s’imagine à la tête de de la petite congrégation.

«Ezéchiel, je veux me convertir à votre religion.[…] Je suis entouré de gens peu sûrs […] Je voudrais me défaire de tous et faire venir au château les huguenots. Vous serez mon ministre, maître Ezéchiel. Je déclarerai Terralba territoire huguenot et je ferai la guerre aux princes catholiques. C’est vous qui commanderez cette guerre, vous et les vôtres. Nous sommes d’accord maître Ezéchiel ?».

Mais Ezéchiel lui tient tête. Et il est le seul qui ose vraiment affronter le vicomte. Medard le menace, mais il ne plie pas.

On peut voir un thème similaire dans le début de l’Exode, dans lequel le Pharaon décide d’exterminer tous les premiers nés mâles. Les sages-femmes refusent.

« Lorsque vous accoucherez les femmes hébreues, vous examinerez les attributs du sexe ; si c’est un garçon, faites-le périr ; une fille, qu’elle vive. Mais les sages-femmes craignaient Dieu : elle ne firent point ce que leur avait le roi d’Egypte, elles laissèrent vivre les garçons ».

La foi en l’Eternel est l’une des grandes forces qui permet de se lever contre les tyrans de toutes sortes. Lorsqu’on doit rendre des comptes à l’Etre qui nous a donné l’être, les injonctions de tout dictateur, aussi puissant soit-il, paraissent bien petites. Pas étonnant que ce soit le patriarche des huguenots qui oppose la première fin de non-recevoir à Médard de Terralba.

Le côté droit de Médard repart, furieux, et voilà que bientôt, dans le pays, arrive un nouveau voyageur.

Deuxième moitié.

Le milieu du chapitre VII est un tournant. Car voilà qu’après avoir étudié le comportement du mauvais côté, revient l’autre côté, que l’on croyait perdu à tout jamais, réduit en bouillie sur le champ de bataille. On apprendra plus tard son histoire : il a en réalité été récupéré par une confrérie secrète, rafistolé, et renvoyé au pays.

Le narrateur ne comprend pas tout de suite à qui il a affaire. D’une certaine manière, lorsqu’on est habitué au mal, le moment où le bien surgit paraît suspect. Il y a nécessité d’une période de désaccoutumance avant de pouvoir à nouveau voir le bien, et l’intégrer dans la vie.

Le narrateur est endormi. Une araignée venimeuse essaye de le piquer, mais le vicomte l’en empêche et l’araignée lui pique la main, son unique, la gauche.

Le narrateur se réveille.

« « Tu es mon neveu, dit Médard.

– Oui, lui répondis-je, un peu surpris parce que c’était la première fois qu’il le disait.

– Je t’ai reconnu tout de suite « , déclara-t-il. »

Premier doute.

« Mais il vaut certainement mieux que ce soit ma main plutôt que le cou de cet enfant.

Mon oncle, que je sache, n’avait jamais parlé ainsi. »

Deuxième doute.

« L’idée qu’il pouvait dire la vérité et être brusquement devenu bon me traversa l’esprit ; mais je la chassai tout de suite. C’était chose habituelle chez lui que le piège de la simulation. […] Il semblait bien changé : avec une expression non plus cruelle et tendue mais languissante et triste |…] Ses vêtements étaient poussiéreux et d’une forme un peu différente de ses vêtements habituels, son manteau noir était légèrement déchiré avec des feuilles sèches et des bogues de châtaigne accrochés aux pans. Son costume même n’était pas en velours noir comme d’habitude ; c’était un costume de bure râpé et déteint ; sa jambe n’était pas gainée d’une haute botte de cuir mais couverte d’un bas de laine rayé bleu et blanc. »

Troisième doute.

Mais la description tout en contraste n’en laisse que peu au lecteur sur la nature de cette nouvelle moitié. Le costume de bure rappelle la tenue des franciscains, qui avaient fait de pauvreté complète, ce qui prolonge l’image des feuilles et des bogues collés au manteau. Le mauvais vicomte règne sur le château, le bon gambade dans la nature et dort à la belle étoile. Pour peu, on s’attendrait à ce que le conte redevienne manichéen. Il n’en est rien. Car comme le mauvais côté contenait encore quelque chose de bon, le bon est tellement bon que, dans notre monde, il en paraît étrange.

Le narrateur, qui voulait pêcher des anguilles, avait installé une canne à pêche. A la place de l’hameçon, il trouve une bague en or, laissée par le vicomte. Celui-ci s’en explique :

« En passant par ici j’ai vu une anguille prise à l’hameçon ; elle m’a fait tant de peine que je l’ai délivrée. Ensuite, pensant au préjudice que mon geste allait porter au pêcheur, j’ai voulu le dédommager en mettant à sa place ma bague, la dernière chose de valeur qui me restât. »

On voit aussitôt qu’il y a quelque chose de déséquilibré : dans l’esprit du vicomte, la compensation pour une anguille, c’est une bague de famille en or ? Qui plus est une bague à la valeur sentimentale infinie, puisque c’est la dernière chose qui lui reste ? Absurde.

Ne comprenant pas le sens de ce revirement, le narrateur s’enfuit aussitôt chez la nourrice, qui veut préparer un onguent pour soigner la main blessée du vicomte. Le narrateur dit qu’il s’agit de la gauche, la nourrice se moque : « Tu ne reconnais plus ta droite de ta gauche, maintenant ? » Rappel du thème de la confusion du bien et du mal, dont le mélange est notre lot métaphysique.

De retour dans la clairière où il s’était endormi, le narrateur tombe sur le mauvais côté, qui lui joue à nouveau un vilain tour en l’envoyant dans un guêpier. Le narrateur est presque soulagé : les choses reviennent à leur place. Mais c’est tout temporaire, parce que cette épidémie de bien se propage : toute la région peut bientôt constater les bonnes actions de Médard.

Mieux : il semble vouloir corriger certains actes passés.

« Depuis longtemps l’arbalète du vicomte ne frappait plus que les hirondelles. Et de façon non pas à les tuer, mais à les blesser et à les estropier. Or, maintenant, on commençait à voir dans le ciel des hirondelles aux pattes bandées consolidées par deux éclisses, des hirondelles aux ailes recollées et couvertes d’emplâtres. Il y avait tout une bande d’hirondelles ainsi harnachées qui volaient prudemment toutes ensembles et l’on disait, non sans invraisemblance, que c’était Médard même leur docteur. »

Calvino utilise ici un thème central de la kabbale : celui de la réparation.

La question est la suivante : si Dieu est Dieu, comment se fait-il que le monde soit dans l’état que nous connaissons ? Autrement dit : pourquoi y a-t-il un si grand écart entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il devrait être ?

Pour la tradition juive, la réponse est simple : parce que c’est à l’homme de l’achever. C’est à l’homme de participer au projet du créateur en le perfectionnant. Le monde a en quelque sorte été brisé en passant de l’idéal à la réalité : le rabbin Isaac Louria (XVIème siècle) explique qu’il s’agit maintenant de le réparer. C’est la tâche de l’être humain : parvenir à achever le projet du créateur, le faire exister tel qu’il doit être, afin de pouvoir passer à l’étape suivante.

Ici, le bon côté de Médard entreprend de réparer ce qu’a causé son autre moitié. Les oiseaux que l’on avait vu au premier chapitre, envoyés par le père depuis la cage, brisés par le mauvais côté de Médard, sont maintenant réparés un à un, et peuvent à nouveau voler : image que le monde n’est pas condamné. Il existe un espoir : celui de la réparation.

Peu de temps après, le bon côté de Médard rencontre Paméla. Ils s’abritent dans une anfractuosité rocheuse lors d’un orage, et voilà que Paméla comprend peu à peu de qui il s’agit.

Arrêtons-nous un instant sur cette image de l’abri dans la roche. On trouve un passage similaire dans le livre de l’Exode (33,20 et suivants). Moïse demande à l’Eternel de lui montrer sa face. Mais l’Eternel lui répond que c’est impossible.

Et les versets 21-22 disent : « L’Eternel ajouta : « Il est une place près de moi : tu te tiendras sur le rocher ; puis, quand passera ma gloire, je te cacherai dans la cavité du roc ». »

Les commentaires expliquent qu’à ce moment-là, Moïse a eu la révélation d’une question métaphysique absolument cruciale. Autrement dit : dans l’anfractuosité de la roche, se joue un moment de dévoilement du sens.

Et c’est exactement ce qu’il se passe dans le récit. Médard explique à Pamela ce qu’il a compris de cette expérience, ce qui constitue en quelque sorte la morale de l’histoire :

« C’est l’avantage d’être pourfendu, que de comprendre dans chaque tête et dans toute chose la peine que chaque être et tout chose ressentent d’être incomplets. J’étais entier, je ne comprenais pas. J’évoluais sourd et incommunicable parmi les douleurs et les blessures semées partout, là même où un être entier ne saurait l’imaginer. Ce n’est pas moi seul, Paméla, qui écartelé et pourfendu, mais toi aussi, nous tous. Et maintenant, je sens une fraternité qu’avant, lorsque j’étais entier, je ne connaissais pas. Une fraternité qui me lie à toutes les mutilations, à toutes les carences du monde. »

Très vite, la renommée du Bon parvient aux huguenots. Ils attendent et voilà que le Médard nouveau arrive grimpé sur un mulet.

L’intertextualité biblique est aussi claire que pleine d’humour : le messie, d’après la tradition juive, doit arriver juché sur un âne. Mais Médard n’est que la moitié de lui-même, il ne peut arriver que sur la moitié d’un âne, autrement dit sur un mulet, croisement d’un âne et d’une jument.

Comme il se doit, il est accueilli par un chant de psaumes, puis s’en suit une discussion théologique qui se termine par de l’eau tiède. Entre un religieux qui a oublié sa religion et un demi-vicomte, il ne pouvait en être autrement.

Le vrai passage intéressant porte sur les prix du seigle. Voyant les prix pratiqués par la communauté, Médard essaye de les faire changer d’avis :

« Mais songez à la charité que vous feriez à ces pauvres gens, si vous baissiez le prix du seigle… Pensez au bien que vous pourriez faire… »

Ce à quoi le vieux Ezéchiel répond, lapidaire : « Faire la charité, mon frère […] ça ne veut pas dire perdre sur les prix. »

A nouveau, l’intertextualité avec la pensée hébraïque est saisissante.

Pour comprendre le fond du dialogue entre Médard et Ezéchiel, il faut se pencher sur une discussion talmudique qui se trouve au début du traité Sanhédrin, à la page 6b.

Là-bas, on demande ce que signifie le verset du deuxième livre de Samuel (8, 15) qui dit « et David fit la justice et la charité à tout son peuple ».

Les deux valeurs semblent en effet en contradiction. La justice, dans ce contexte, consiste à donner à chacun selon son dû, tandis que la charité consiste à donner, même si la personne ne mérite pas. Comment les deux peuvent-ils coexister ?

Le Talmud amène plusieurs opinions qui essayent d’expliquer comment c’était possible. Par exemple, dans le cas où le roi David devait juger une affaire monétaire entre deux parties et que l’une des parties devait de l’argent à l’autre, le roi donnait l’argent à la partie lésée (justice), mais de sa poche à lui (charité vis-à-vis du créditeur).

Quelque chose de similaire se joue entre le bon Médard et Ezéchiel. Médard veut forcer des prix bas sur le seigle : charité. Mais Ezéchiel veut que ce soit le prix réel : justice.

Dit en termes économiques, Médard veut fixer un prix en-dessous du prix d’équilibre ; Ezéchiel lui rappelle qu’il existe une offre, une demande et un prix d’équilibre, et que demander le prix d’équilibre n’est que justice.

L’enjeu aurait été d’arriver à articuler la charité et la justice, à résoudre l’équation entre des prix hauts et des gens qui ont peu de moyen : Médard échoue et prend partie pour l’un des côtés. On ne sera évidemment pas surpris : il n’est que la moitié de lui-même !

Pendant ce temps-là, au château, il y a une intrigue de palais afin de renverser le mauvais côté et de remettre le bon.

Les conjurés vont voir le bon côté du vicomte et proposent de tuer l’autre.

Mais le vicomte est effaré : il refuse tout net. Après tout, c’est de lui qu’il s’agit. Alors les conspirateurs proposent de couper la poire en deux : on ne le tuera pas, mais on l’enfermera dans la tour pour qu’il arrête de nuire et que le bon côté puisse reprendre les commandes. Mais ce dernier refuse à nouveau. Il a une autre stratégie en sa demie-tête :

« Je suis très chagriné de la brutalité du vicomte. Mais il n’y a pas d’autre remède que de lui donner le bon exemple en se montrant à lui aimables et vertueux ».

On a l’impression du raisonnement d’un adolescent qui dirait : « on va faire une bonne action, ça va lui apprendre quelque chose ».

Le diagnostic est un peu court. L’histoire du vingtième siècle nous a montré, fort cruellement, que face au mal, il était nécessaire de se lever le plus tôt possible. Opposer le bien est nécessaire, mais non suffisant : comme un jardin qu’il faut entretenir, il faut à la fois s’occuper des buissons de roses et enlever activement les mauvaises herbes.

Mais dans notre histoire, comment espérer de toute façon que le penchant vers le mal devienne vertueux ? Vœu pieux, de la même manière que lorsque la nourrice espérait qu’il se repente.

Le bon Médard demande aux conjurés qu’on porte un onguent au mauvais : il sait ce que c’est que de n’exister qu’à moitié et que d’avoir une plaie non cicatrisée comme limite. Ce qui devait arriver arrive : le mauvais Médard découvre évidemment la conjuration et fait massacrer tous les conspirateurs.

Le narrateur ajoute que le bon porta des fleurs sur les tombes et qu’il alla ensuite consoler les veuves et les orphelins. Il sait quoi faire une fois que le mal a eu lieu, mais a été complètement impuissant à l’arrêter à la base : éternelle conséquence des bons sentiments.

La seule qui traite les deux pareil, c’est Sébastienne, la nourrice. Elle qui l’a aidé à grandir, sait que cette séparation n’est qu’une optique. Elle les considère toujours unis. Le bon commence à lui rendre visite régulièrement et il s’ensuit alors un dialogue délicieux où elle lui reproche de s’être mal comporté. Le bon proteste : « tu sais bien que ce n’est pas moi ! »

Ce qu’il se joue là, c’est une problématique morale qui est posée par le Rambam dans le Traité des huit chapitres. Dans cet ouvrage, Maïmonide, l’un des grands rabbins du moyen-âge, explique que la morale présuppose l’unité de l’être (chapitre un : « sache que l’être de l’homme est un être un, mais que ses fonctions sont multiples »). Il ne peut y avoir de parties dans l’être humain, parce que si celui-ci était fragmenté, il suffirait toujours de renvoyer la mauvaise action à une autre partie de l’être, innocentant immédiatement les autres. Celui qui a donné une gifle pourrait par exemple immédiatement dire : « ce n’est pas moi, c’est mon bras droit ! » L’unité de l’être est la base de la morale, mais également de la justice : sans cette unité fondamentale du sujet, rien de ce qui découle de ces deux domaines n’a de sens.

Sébastienne, qui visiblement a étudié le Rambam, rappelle continuellement à Médard que le fait d’avoir deux côtés n’est pas une excuse pour justifier n’importe quel comportement, pas plus que le fait que ces deux côtés battent la campagne de façon discrète.

Le bon Médard continue son office. Il se rend chez les lépreux régulièrement : « il ne se proposait pas seulement de soigner les corps des lépreux, mais aussi leur âme. Il était constamment au milieu d’eux à leur faire la morale ; à fourrer le nez dans leurs affaires, à se scandaliser et à prêcher. Les lépreux ne pouvaient pas le souffrir. »

Autrement dit : il commence à pomper l’air à tout le monde, au point que le narrateur écrit : « des deux moitiés, la bonne est pire que la mauvaise. » Et de l’avis général : « heureusement que son boulet de canon ne l’a coupé qu’en deux, disait tout le monde. S’il en avait fait trois morceaux, Dieu sait ce qu’il nous aurait fait voir! »

Le bon Médard essaye même, toujours dans son optique de mettre la charité devant tout, de ruiner les huguenots. Il compte les sacs dans les greniers, les sermonne sur les prix et va ensuite révéler les stocks à tout le monde pour casser leur entreprise.

Cet état de fait a une mauvaise influence sur l’ensemble de la région : « Nos sentiments devenaient incolores et obtus parce que nous nous sentions comme perdus entre une vertu et une perversité également inhumaine.»

Il est temps que l’histoire se termine, et, comme dans tous les contes de fées, elle s’achève par un mariage. Les deux moitiés prennent la même décision : il faut épouser Pamela. Là se trouve le secret de l’unité.

Et les deux ont la même stratégie : Paméla doit épouser l’autre moitié. Paméla a sa propre stratégie et dit aux deux qu’elle va les épouser, et leur donne rendez-vous même lieu, même heure.

Le mauvais est en retard. Le bon épouse Paméla, et voilà que l’autre surgit au fond de l’église. Ils se défient en duel.

S’ensuit une des grandes scènes de duel de la littérature. C’est le combat des deux penchants, l’éternel combat qui existe dans le cœur de chaque homme et dont parlait Soljenitsyne. « C’est ainsi que l’homme se ruait contre lui-même, les deux mains armées d’une épée ».

C’est un combat vain, car les termes sont biaisés : il ne s’agit en aucune manière de détruire l’un des deux. Dans le cas de Médard, les coups ne portent pas. Chaque épée vise précisément le vide de l’autre. « L’infortuné se battait rageusement, férocement ; mais il ne parvenait jamais à toucher là où était son ennemi. Le Bon avait la correcte maestria des manchots, mais il ne faisait que cribler de trous le manteau du vicomte ».

Il n’y a qu’une solution. Dans une embrassade ultime, ils se blessent l’un l’autre, exactement sur la ligne longitudinale. La blessure se réouvre et le docteur s’en occupe immédiatement. Il rafistole les deux Médard, et voilà qu’il ne font plus qu’un à nouveau. Bien et mal, l’un et l’autre, droite et gauche, enfin réunis, enfin rassemblés, et qui sait, peut-être même un jour, réconciliés.

Non seulement ça, mais il est désormais marié à Paméla : une nouvelle unité a été construite.

« C’est ainsi que mon oncle Médard redevint un homme entier, ni méchant ni bon, mélange de bonté et de méchanceté, c’est à dire un être ne différant pas, en apparence, de ce qu’il avait été avant d’être pourfendu. Mais il avait l’expérience de l’une et de l’autre moitié ressoudées : aussi devait-il être sage. »

Il eut une vie heureuse, beaucoup d’enfants, et gouverna avec justice. Et le narrateur de conclure : «  mais il est clair qu’il ne suffit pas d’un vicomte complet pour que le monde entier soit complet. »

Ainsi s’achève l’histoire de Médard de Terralba, qui vit ses deux penchants séparés pour l’édification du monde, et qui ne retrouva la vie heureuse qu’après avoir été brisé, pour n’en être que mieux réparé ; ainsi s’achève le Vicomte pourfendu, chef d’œuvre de la littérature, qu’Italo Calvino écrivit à l’âge de vingt-huit ans.


Les traductions de la Bible sont celles du rabbinat, disponibles sur sefarim.fr

Non classé

Navigation de l’article

Previous post
Next post

Related Posts

Des Japonais à Jérusalem

3 novembre 20253 novembre 2025

C’est un groupe étonnant : un groupe de Japonais sionistes. Un groupe que les Hiérosolymitains connaissent souvent de façon un peu confuse. On les voit une fois par an faire une parade au moment de Soukkot, et de temps en temps au Kotel. Lorsqu’ils s’y rendent en groupe, au moment…

Read More
Non classé

Pluton n’est plus une planète (2/2)

29 mars 20238 janvier 2025

Comprenant que le statut de Pluton était sur le point de flétrir, deux forces principales ont essayé de s’opposer à son changement de statut. D’une part Clyde W. Tombaugh, le scientifique qui avait découvert Pluton. L’octogénaire continuait à suivre les découvertes dans son domaine d’expertise, et, il avait compris que…

Read More

XunZi et la rectification des noms

2 novembre 20252 novembre 2025

Première partie : vie et contexte historique. Le bâton de la Rectification des Noms est repris deux cents ans après Confucius par XunZi, connu aussi en français sous le nom de Siun Tseu. C’est lui qui écrivit le traité appelé Rectification des Noms, qui fit passer le concept d’une idée…

Read More
©2025 Olivier F. Delasalle | WordPress Theme by SuperbThemes