Vie de l’empereur Huizong
La période des Song est l’un des sommets de l’histoire chinoise. Le pays est alors prospère, fortement peuplé et son développement, aussi bien culturel que technique, va avoir une influence sur le reste de l’Asie et du monde. La période Song est divisée en deux phases. La première s’étend de 960 à 1127, la seconde, appelée « Song du sud », continue pendant quelques cent cinquante ans, jusqu’en 1279.
La raison de cette cassure ? Le pays est envahi par les Jurchens, un peuple situé à la frontière nord avec lequel les Song ont des relations pour le moins complexes. La dynastie change de capitale, le pays rétrécit, et la mémoire de ce traumatisme national se transmet. Entre les deux, un empereur, Huizong, qui est d’emblée accusé par les historiens d’être la source de la débâcle. Mais, alors que l’historiographie chinoise donne une image très négative de lui, un autre aspect de sa personne résiste au temps. Car Huizong est également un artiste de premier plan, et un calligraphe hors pair. Au point qu’on dise que, s’il n’avait pas été Empereur, il aurait été considéré comme l’un des principaux calligraphes de l’histoire.
Portrait et analyse de l’œuvre de ce génie du pinceau.
Né en 1082, Zhao Ji (趙佶) est le troisième fils de l’empereur Shenzong, et, à ce titre, il n’est pas destiné à régner. Il reçoit une éducation de qualité, comme il sied aux princes de sang, mais il n’est pas préparé à l’exercice du pouvoir. Lui, ce qui l’intéresse plus particulièrement, ce sont les arts, notamment parce que deux de ses « oncles » (en réalité des parents éloignés), qui sont également ses tuteurs, sont des artistes accomplis.
L’un d’eux, Wang Shen, était un lettré connu pour sa collection de calligraphies et de peintures, l’une des plus importante du pays. Il fréquentait les grands artistes de son temps, et c’est avec lui que Zhao Ji va étudier, entre autres, la calligraphie. Il s’y adonne complètement : on raconte par exemple qu’il lui arrivait souvent de recopier le même texte dans tous les styles possibles, au moins une dizaine, quand les élèves « normaux » se limitent en général à trois ou quatre.
En 1100, son frère, décède après être devenu empereur. Zhao Ji monte sur le trône du dragon. Il quitte le manoir qu’on avait fait construire pour lui en dehors de la capitale, un lieu où il pouvait vivre de façon insouciante, et rejoint le palais, dans la capitale fortifiée. Sa vie change du tout au tout : il s’appelle désormais l’empereur Jiaozhu Daojun (Huizong est son « nom de temple », son nom posthume utilisé à la base dans un contexte religieux, mais devenu par la suite le nom courant sous lequel il est connu).
Il est jeune, mais dans le contexte de l’époque, c’est déjà un adulte censé être capable d’assumer la charge. Il est entouré de nombreux conseillers, et se trouve à la tête de l’administration impériale. Dès son arrivée il doit gérer une crise assez rude. Deux factions se combattent au sein de la cour. La première, qualifiée de réformiste, soutient la politique mise en place par Wang Anshi, qui était en quelque sorte le premier ministre de son père. La seconde, qualifiée de conservatrice, y est radicalement opposée. Les deux factions ont eu le pouvoir successivement : d’abord les réformistes, puis, au moment de la transition, les conservateurs, et, maintenant que Huizong est empereur, ce sont eux qui tiennent encore le pouvoir.
Huizong espère concilier les deux factions, et, pendant deux ans, il va tout faire pour trouver un arrangement. Constatant l’échec de cette tentative, il prend parti : il fait expulser le camp conservateur, prend des mesures extrêmement dures contre eux, et installe les réformateurs au pouvoir. Il ne le sait évidemment pas, mais il a semé là les graines de sa chute.
Les premières années du règne sont joyeuses. Le pays connaît une prospérité comme il n’en a jamais vu auparavant : la dynastie Song est à son apogée. Le territoire chinois compte entre 90 et 100 millions d’habitants. La capitale, Bianliang (aujourd’hui Kaifeng) est une ville de plus d’un million d’habitants. L’agriculture connaît un développent sans précédent. Les rendements sont meilleurs, les surplus permettent à la population de se développer et de prospérer.
Le niveau technique est également très avancé. On emploie du papier monnaie pour la première fois de l’histoire, on invente les caractères d’imprimerie mobiles (moins utilisés que la technique de l’impression par plaques étant donné le grand nombre de caractères dont il faut disposer), on découvre l’utilisation de la boussole et du vrai Nord magnétique. La culture suit le même chemin : lorsqu’on pense, aujourd’hui, à la culture classique chinoise, c’est souvent, sans le savoir, à la dynastie Song. C’est la période où se cristallisent les grands sujets de peinture, et c’est aussi le moment où l’art du thé prend son essor. Il est alors fouetté pour faire une émulsion, technique reprise par les Japonais, et utilisée jusqu’à ce jour.
Dans cette dimension, Huizong est dans son élément : il va contribuer à enrichir et à diffuser cette culture. Il va par exemple être un grand collectionneur. Il se procure des œuvres anciennes comme des œuvres contemporaines, et fait produire des catalogues extrêmement complets et précis des œuvres. La calligraphie n’est pas en reste : le catalogue qui lui est consacrée dresse la liste de mille deux cents œuvres réalisées par deux cent quarante-sept artistes différents, dont deux cent quarante-trois de Wang Xizhi et quatre-vingt-neuf de Wang Xianzhi, considérés comme les deux plus grands calligraphes de tous les temps.
Il créé également des académies, où sont formés les futurs artistes, et attire à la capitale ceux qu’il considère comme les meilleurs. Son académie de calligraphie a un niveau très élevé : on y enseigne le style de onze maîtres différents, chacun étant choisi pour son excellence dans un type de caractères.
Il y tient : c’est que l’empereur est, lui-même, un excellent calligraphe.
Lorsqu’il monte sur le trône, son style est déjà sûr. Mieux : il a inventé, dans sa jeunesse, un style particulier, qu’il a eu le temps de perfectionner, un style qu’il nomme le style en « or grêle ». Sa caractéristique ? Des caractères aux traits fins, très fins, qui réduisent chaque idéogramme à ses caractéristiques les plus essentielles.
L’effet produit est saisissant. Outre le fait que le style est immédiatement reconnaissable, il donne une impression de vigueur et de fermeté, deux traits qui ne sont pas sans desservir l’empereur.
Il aime ce style au point qu’il va l’utiliser dès le début de son règne, et ce dans deux domaines tout à fait différents.
Le premier est purement politique : il concerne le bannissement de la faction conservatrice. Plusieurs listes noires sont produites successivement : elles contiennent les noms de cent à mille personnes déclarées persona non grata. Celles-ci sont alors exilées et interdites d’exercer des fonctions officielles.
La liste est inscrite sur une série de stèles, de la main de l’empereur, dans le style de l’or grêle, qui prend alors une dimension sèche et redoutable : l’empereur a décidé, l’empereur a écrit.
Peu de temps après, peut-être pour tempérer ses listes noires, Huizong va mettre en place une seconde série de stèles, cette fois-ci dans un contexte beaucoup moins sombre : celui de l’éducation.
Cai Jing, qui est l’équivalent de son premier ministre, poursuit l’œuvre de Wang Anshi commencée sous le règne de son père. Devant l’afflux d’étudiants à l’académie impériale, il crée une nouvelle institution pour le premier degré, l’académie de Biyong, qui va abriter plus de trois mille étudiants. L’entreprise est à la fois culturelle et politique. Il s’agit de former et de sélectionner les futures élites, mais il s’agit surtout de les former à la pensée jugée adéquate par l’empereur et ses conseillers.
Huizong écrit un texte à l’occasion de l’inauguration, texte qui va être gravé sur une stèle qui sera bien en vue dans l’académie. Le style choisi ? Celui de l’or grêle. Le texte est distribué à toutes les écoles des préfectures pour être gravé sur des stèles. L’écriture de l’empereur est à nouveau largement diffusée.
Huizong est un lettré, mais c’est aussi un lettré accompli dans les autres domaines du pinceau. En plus d’être un excellent calligraphe, c’est un très bon peintre, et un très bon poète.
Il écrit des traités, entretien une correspondance abondante : il n’y a pas un genre auquel il n’ait touché. Le catalogue de ses œuvres complètes compte cent chapitres !
Un autre événement important est à noter dans le règne de l’empereur Huizong, événement qui concerne directement notre sujet. En raison de l’augmentation de la richesse produite par le pays, le besoin de monnaie augmente également. Celle-ci est produite abondamment : on estime qu’au sommet de la dynastie Song il y avait 185 milliards de pièces en circulation (!). La tentation d’en produire trop est également présente. Les pièces de 10 sen en particulier sont soupçonnées d’être contre-productives. Un des conseillers de l’empereur écrit un mémoire sur le sujet pour expliquer pourquoi.
Le point qui nous intéresse n’est cependant pas économique : les mots écrits sur les pièces le sont dans la calligraphie de l’or grêle, renforçant encore, dans l’esprit du peuple, l’association entre l’empereur et son style d’écriture si particulier, ce qui lui vaudra d’être connu sous le surnom populaire d’ « empereur calligraphe ».
Pour des raisons qui dépassent le cadre de notre sujet, le royaume des Song est attaqué en 1122 par les Jurchens, un peuple qui se trouve au Nord-Est et avec qui les relations étaient pour le moins complexe depuis des décennies. Leur infériorité militaire avait par exemple poussé les Song à accepter de payer un très lourd tribut annuel aux Jurchens. Mais comme ceux-ci dépendaient des biens manufacturés par les Song, le tribut finissait par revenir dans l’économie Song.
Toujours est-il qu’après un changement géopolitique dans la région, les Jurchens se sentent pousser des ailes et fondent sur les Song, dont la défense est totalement défaite. L’empereur est capturé dans la capitale en 1127 : c’est la fin de la dynastie, la chute de l’empire aux mains des barbares. Ou presque. Car la dynastie Song va se replier sur le sud du pays, où elle va continuer à prospérer pendant encore un siècle et demi.
En raison de la chute des Song du Nord, l’empereur Huizong a d’emblée acquis, dans l’histoire chinoise une très mauvaise réputation. Nombreux sont les penseurs qui ont essayé d’analyser au fil des siècles, les raisons de cet effondrement soudain. Beaucoup pointaient l’empereur du doigt, et c’est devenu un cliché que de le représenter comme un mou incompétent, plus intéressé par les arts que par les problèmes politiques, conseillé par un ministre de piètre qualité.
Le sujet concerne les historiens, mais il n’est pas exagéré de dire que la vision contemporaine que l’on a de Huizong est beaucoup plus nuancée. Ce qui nous intéresse nous, c’est son apport à la calligraphie chinoise, et son style de l’or grêle qui est devenu, jusqu’à aujourd’hui, un style absolument incontournable.
Huizong n’était pas destiné à régner. En tant que prince de sang de la dynastie Song, deux carrières s’offraient à lui. La première, la plus courante, était une vie de patachon, faite de loisirs, de promiscuité, de force alcool et repas gargantuesques. Ce chemin était encouragé afin d’éviter que les frères du futur empereur ne s’intéressent de trop près à la chose politique et ne puissent devenir de futurs rivaux. Dans les systèmes monarchiques avec héritier, les intrigues de palais et les assassinats sont courants.
La seconde consistait à se plonger dans les études, et à devenir ce qu’on pourrait appeler un artiste lettré. Peinture, poésie, calligraphie (1), musique, mais également sports : les Song pratiquaient avec délectation un jeu qui ressemblait fort au football.
C’est cette seconde voie que choisit Huizong. Il devient un très bon musicien, un peintre raffiné, mais c’est dans la calligraphie qu’il va exceller.
Pour comprendre pourquoi, il nous faut d’abord faire un petit détour pour expliquer, à grands traits, l’évolution de la calligraphie chinoise.
Commençons par la dynastie des Han (-206/+220). A cette époque-là, les caractères chinois sont standardisés, et la dynastie a choisi une forme très spécifique d’écriture : la forme de chancellerie. Extrêmement élégante, elle se caractérise par l’aspect général de l’idéogramme, qui s’inscrit dans un rectangle horizontal, ainsi que par le trait horizontal principal, que l’on dit avoir « une tête de vers à soie et une queue d’oie », c’est à dire un début tout en rondeur et une fin qui s’effile progressivement.
Toutes les autres formes modernes naissent de cette forme de chancellerie. Dans un premier temps apparait la forme cursive, qui sert à écrire de façon plus rapide mais qui perd en lisibilité, puis, dans un deuxième temps, naît la forme régulière, qui finit par s’imposer comme la forme standard, et qui continue à être utilisée jusqu’à ce jour. Enfin, vers le troisième siècle, s’impose la forme semi-cursive, qui permet une écriture rapide tout en restant lisible.
Nous avons donc cinq formes principales : la forme sigillaire, la forme de chancellerie, la forme cursive, la forme régulière et la forme semi-cursive.

Chacune de ces formes connait un grand nombre de variations, que l’on peut qualifier de « styles ». Ces styles sont généralement attribués à des personnages particuliers, qui ont contribué à former, inventer, diffuser ou formaliser un manière d’écrire passée ensuite à la postérité. (2)
Lorsqu’on est débutant, on apprend par exemple la forme régulière dans le style de Yan Zhenqing ou de Ouyang Xun, la forme semi-cursive dans le style de Wang Xizhi ou dans le style de Mi Fu, et ainsi de suite. (3)
Nous avons maintenant à peu près tous les outils théoriques dont nous avons besoin pour comprendre l’intérêt de la calligraphie de Huizong.
Huizong a probablement commencé à tenir le pinceau très jeune, et la première étape de son apprentissage a certainement consisté à recopier les modèles du temps passé. Il a eu la chance d’avoir dans son entourage proche deux oncles (de la famille éloignée) qui collectionnent les grandes œuvres, et il a ainsi pu avoir accès à des modèles de première main.
On sait également qu’il raffolait de cet exercice. Là où un élève « normal » apprend quatre ou cinq styles, il lui arrivait de recopier la même œuvre dans plus d’une dizaine de styles différents.
Tout cela laisse voir un élève passionné, insatiable, et qui veut embrasser la plus grande perspective possible.
Pendant cette période, il créé également son propre style. C’est quelque chose de tout à fait courant : tout élève finit, après avoir intégré les modèles du passé, par développer son style propre, reflet de sa personnalité, de sa dextérité et de son goût.
Mais Huizong va plus loin : son style n’est pas tant unique parce qu’il reflète sa personnalité, mais parce qu’il met en place des principes spécifiques qu’il décline ensuite de caractères en caractères. Autrement dit, ce que Huizong invente, ce n’est pas tant un style qu’une forme propre (4) : on ne peut qu’être impressionné par le projet de ce jeune homme qui n’est encore qu’un prince lettré.
Nous n’avons malheureusement aucune œuvre qui date de cette période. Les plus anciennes datent du début de son règne, et le style parait déjà mature. Le trait est sûr, les principes sont clairs : cela doit faire déjà des années qu’il y travaille.
On ne peut donc que supputer, rétroactivement, comment son style s’est élaboré, mais avant de le faire, commençons par le décrire en quelques phrases.
Le style développé par Huizong est une évolution du style régulier. Mais c’est un style régulier réduit à sa plus simple essence : il conserve la structure, l’ordre des traits et enlève tout ce qui n’est pas strictement nécessaire.
Le résultat : l’impression d’un caractère écrit avec un pinceau qui n’aurait eu qu’un seul poil. Les caractères sont comme déshabillés de la chair offerte par le pinceau chinois, comme privés des pleins et des déliés que permettent les différentes parties de l’outil.

On peut tout à fait imaginer comment Huizong a développé ce style. On dirait un pari d’adolescent : et si on ne gardait que le strict minimum ? Et si on n’arrêtait toutes les fioritures ? Et si on essayait d’être le plus simple possible ? Jusqu’où pourrait-on aller avant que cela devienne n’importe quoi ?
On imagine que ce défi est devenu une obsession. Qu’il y a longtemps travaillé. Et qu’il a dû remplir des dizaines, des centaines, de pages, cherchant, pour tel ou tel caractère, la meilleure façon de procéder.
La dimension technique a dû particulièrement importante : quel pinceau offre le meilleur résultat ? Quel papier ? Quel type d’encre ? Il y a de quoi expérimenter jusqu’à trouver la meilleure combinaison.
Huizong n’a laissé aucun texte où il nous aurait expliqué quelles étaient ses préférences. Chaque élève intéressé par cette forme doit refaire le chemin et retrouver par lui-même les conditions techniques les plus favorables à ce tour de force : écrire des caractères si fins qu’on a l’impression qu’ils ont été dessinés par un seul cheveu. D’un point pédagogique, c’est peut-être le mieux : l’expérimentation, les essais et les erreurs, font plus le calligraphe que les traités.
Cette forme calligraphique a par la suite reçu le nom de 瘦金體, que l’on traduit en français par « forme de l’or grêle ». Le caractère pour « or » signifie également « métal », mais il y a quelque chose de ce filament d’or que l’on peut longtemps étirer et qui devient d’une finesse et d’un éclat sans commune mesure.
Forts de tous ces éléments, passons maintenant en revue les principales œuvres de l’empereur calligraphe.
On distingue deux périodes ; la première, qui va de 1104 à 1112, durant laquelle le style est net, réduit à sa plus simple expression, et la seconde, qui commence en 1112, dans laquelle on voit que l’auteur s’autorise quelques petites fioritures. Appelons ces deux périodes, par commodité, la jeunesse et la maturité, deux qualificatifs que l’on pourra appliquer tant à la forme qu’à son auteur.
La majorité des œuvres en or grêle que nous avons de la première période sont des stèles. Stèles sur l’éducation, stèles taoïstes, mais également stèles à visée purement administratives. Si l’on ajoute la diffusion massive des pièces qui comportent l’écriture de l’empereur dans cette même période, on se rend immédiatement compte qu’il y a une visée politique très nette dans le recours à ce style. La politique de l’Empereur est écrite avec des caractères immédiatement reconnaissables : depuis les Han, quelques mille ans auparavant, aucun pouvoir politique n’avait essayé d’associer à ce point calligraphie et communication. (5)

Mais ces différentes œuvres sont en quelques sortes des dérivées secondes : on ne voit pas directement la main de Huizong. Dans le cas des pièces, parce qu’elles sont reproduites à partir d’un moule, qui a lui-même été gravé à partir d’un original. Dans le cas des stèles, parce qu’elles sont également produites à partir d’un texte recopié, puis gravé.

Il faut donc se tourner vers les œuvres manuscrites pour avoir une idée tout à fait claire et authentique des caractères en or grêle.
Patricia Buckley Ebrey, historienne et spécialiste de Huizong, décrit les caractéristiques de celui-ci de la manière suivante :
« Les caractères sont tout en angles, avec des coins sculptés de façon aiguë plutôt que ronde. La pente ascendante, qui est commune dans les caractères de forme régulière, est maintenue au minimum. Les traits horizontaux se terminent de façon prononcée, et révèlent plus qu’ils ne dissimulent, [à savoir] que le pinceau était ramené en sens contraire […] Les traits na […] ont un début distinctif […]. Les traits pie […], commencent souvent par un coin arrondi […]. Une autre particularité distinctive est le crochet vers le haut que l’on trouve à la fin des traits, qui sont allongés et qui s’enroulent souvent [sur eux-mêmes] […] ». (p. 222)

On voit ici les caractéristiques essentielles de la forme développée par Huizong : assumer ses outils (mettre en évidence les résultats plutôt que dissimuler sous une fioriture), repenser la structure générale du caractère (l’horizontalité plutôt que des lignes légèrement ascendantes) et trouver des solutions spécifiques qui rendent la forme immédiatement reconnaissable, en plus du trait extrêmement mince.

Dans la période de maturité, le trait a un peu évolué. On sent que le défi de la jeunesse, qui consistait à vouloir prouver que l’on peut écrire avec l’épaisseur d’un cheveu, s’est estompé. Désormais, il s’autorise des éléments graphiques un peu plus élaborés. Pour prendre un parallèle avec l’écriture latine, il y a plus de pleins et de déliés. Les parties épaisses apparaissent, ce qui contribue à donner plus de rythme à ses textes.
Les œuvres de jeunesse paraissent parfois un peu sèches lorsqu’on les regarde d’un point de vue d’ensemble. C’est le détail qui fait une forte impression, lorsqu’on voit comment il arrive à maitriser la finesse du trait et la lisibilité du caractère. Dans les œuvres de maturité, le détail garde cette finesse, mais l’ensemble gagne en lisibilité et en harmonie. Pour le coup, la notion de « maturité » n’est pas usurpée.

Cela étant, on peut encore se poser une question : que valait Huizong lorsqu’il n’écrivait pas dans la forme qu’il avait inventée ?
Pour cela il faut examiner ses œuvres en style cursif, la forme qui est la moins lisible des cinq, mais qui est également celle qui permet la plus grande expressivité. Lorsqu’on veut voir ce qu’un calligraphe a dans les tripes; non pas en terme technique, mais en terme purement esthétique, c’est ce style-là qu’il faut privilégier.
On ne dispose que de deux œuvres de Huizong en style cursif. Un éventail de forme ronde, sur lequel il a écrit un poème, et un exemplaire du Traité des milles caractères. Nous avons de la chance : celui-ci nous donne amplement de quoi voir l’artiste à l’œuvre.
Datant du VIème siècle, le Traité des mille caractères est une œuvre à part. Il est composé de deux cent cinquante vers de quatre caractères chacun. La particularité du texte ? Chaque caractère n’apparait qu’une seule fois, et les rimes permettent de retenir un certain nombre de passages relativement aisément (pour un sinophone).
C’est l’œuvre privilégiée des étudiants en calligraphie : il faut traverser plusieurs fois le traité des mille caractères ! Les manuels sont en général simples : sur une page sont écrits les caractères dans trois ou quatre formes différentes, et l’élève peut ainsi donc commencer à s’initier, de façon comparative, à toute la grammaire de base de la calligraphie.
(Il faut aussi dire que c’est parfois fastidieux, et qu’il peut décourager plus d’un élève si la pédagogie du maître s’enferme trop dans ces canons.)
Huizong a pratiqué l’exercice, et il semble même qu’il l’ait pratiqué pour son divertissement pur : son œuvre en caractère cursif n’est pas la copie d’un maître du passé, mais sa propre interprétation du traité.

Et là, quel éblouissement ! On y trouve tout ce qui fait un grand calligraphe : la maitrise du trait bien sûr, mais également de la composition, et, le plus difficile, la maitrise du rythme.
Il faut préciser qu’une calligraphie ne se regarde pas comme un tableau : elle se lit de la même manière qu’elle a été écrite.
On commence par apprécier l’ensemble, ensuite on part du coin supérieur droit et on lit de haut en bas et de droite à gauche.
Point n’est besoin de connaitre le chinois, même si une certaine initiation à l’art de la calligraphie permet de mieux l’apprécier.
En regardant simplement le début du traité des mille caractères que Huizong nous a laissé, on voit immédiatement que certains traits sont appuyés, tandis que d’autres sont très minces : c’est là l’effet du rythme de l’écriture, qui est tantôt lente, tantôt rapide, tantôt appuyée, tantôt très légère, tantôt effectuée avec le corps du pinceau, tantôt effectuée avec sa pointe seule.
Tout est mis à contribution, dans un moment d’harmonie, de légèreté et de grâce pure.
Les mots utilisés pour décrire les œuvres de calligraphie paraissent parfois dérisoires. Il suffit en réalité de prendre un pinceau et de recopier, pour, très vite, ressentir ce que vivait le calligraphe au moment d’écrire.
Dans cette version du Traité des milles caractères, il y a une sorte de joie jaillissante qui rappelle celle que l’on éprouve à recopier la Préface au pavillon des orchidées, de Wang Xizhi, l’une des œuvres les plus célèbres de toute la calligraphie chinoise.
Patricia Buckley Ebrey rapporte que selon Yu Hui, conservateur des peintures au Palace Museum de Pékin, « s’il n’avait pas été empereur, il aurait mérité d’être classé parmi l’un des quatre grands calligraphes des Song ».
On ne saurait mieux dire.

Notes
(1) Poésie, calligraphie et peinture sont appelées les trois perfections (三絕, sānjué) à partir de la dynastie Tang.
(2) Je fais la distinction suivante entre forme et style. La forme est la catégorie générale, qui possède des caractéristiques stables, tandis que le style est une variante de celle-ci. On parlera donc de forme semi-cursive, mais du style de Wang Xizhi (à considérer qu’il existât vraiment !). Cette distinction n’est pas habituelle en français : on parle en général, de style dans les deux cas, mais, en bon élève de XunZi, il me parait intéressant d’utiliser deux mots distincts pour distinguer deux concepts différents. Cette distinction existe en revanche en chinois et en japonais.
(3) Mi Fu fut d’ailleurs professeur à l’école de calligraphie fondée par Huizong, mais seulement pendant une durée d’un an. On ignore pourquoi il resta si peu de temps.
(4) Pour être tout à fait précis, Huizong invente une sous-catégorie de la forme régulière. Elle est utilisée jusqu’à ce jour : son faible encombrement et sa grande lisibilité fait qu’elle était par exemple étudiée par les élèves ingénieurs chinois pour pouvoir être utilisée sur les plans fait à la main.
(5) Tout est dans le « à ce point ».
Bibliographie
Pour une histoire de la dynastie Song abordable pour les non-spécialistes : The Age of Confucian rule : the Song transformation of China, de Dieter Kuhn, Harvard University Press, 2009. La série entière en six volumes couvre toute la Chine impériale (des Qin aux Qing).
Concernant les arts picturaux chinois, l’ouvrage de référence est l’extraordinaire Trois mille ans de peinture chinoise, de Yang Xin, Richard M. Barnhart, Nie Chongzheng, James Cahill, Lang Shaojun et Wu Hung, chez Philippe Picquier pour la traduction française. Le chapitre qui commence à partir de la page 86 (Les Cinq dynasties et la dynastie Song, de Richard M. Barnhart) permet de mieux comprendre le contexte dans lequel s’inscrit Huizong. A noter page 86 un magnifique gros plan sur une de ses œuvres les plus fameuses, Les Grues de bon augure, dont la partie gauche est un très bon exemple de l’or grêle.
Concernant Huizong, la biographie de référence (en anglais) est celle de Patricia Buckley Ebrey : Emperor Huizong, Harvard University Press (2014).
Pour avoir un panorama complet de l’œuvre artistique de Huizong, en particulier concernant les stèles, il faut également lire Emperor Huizong and Late Northern Song China, The Politics of Culture and, the Culture of Politics, sous la direction de Patricia Buckley Ebrey and Maggie Bickford, Harvard University Press, 2006. Voir en particulier la partie IV, The Emperor and the arts, et le chapitre 6 de la partie III, Huizong’s stone inscriptions, de Patricia Ebrey.
Enfin, une fois n’est pas coutume : je déconseille fortement les articles du wikipedia francophone concernant la calligraphie chinoise, où le nombre d’erreurs et de coquecigrues dépasse l’entendement.
Concernant la calligraphie à proprement parler, les sources en langues occidentales sont bien maigres. La plupart de mes connaissances viennent de l’apprentissage de la calligraphie avec mes deux maîtres, toutes deux japonaises.
Néanmoins, le blog suivant fournit d’excellentes sources : http://www.ryuurui.com/blog
Ponte Ryuuri, son auteur, est un maître calligraphe de premier plan.
Voir en particulier la vidéo suivante où l’on voit comment est exécuté le trait le plus caractéristique de la forme de chancellerie : le long trait horizontal à « la tête de vers à soie et à la queue d’oie ».
(http://www.ryuurui.com/blog/category/clerical%20script%20tutorials)