Un mythe moderne 2/2

(Suite de la première partie)

L’ouvrage de Jung Un Mythe moderne, a été publié en 1958, trois ans avant son décès. Il serait abusif de dire que c’est son livre testament (dans cette catégorie on lira plutôt Essai d’exploration de l’inconscient), mais c’est un livre dense, qui agglomère énormément de concepts clé de l’auteur. Pour cette raison, c’est un livre difficile d’accès, et, si on le prend pour le sujet qui semble être le thème principal, on est souvent un peu déçu.

L’ouvrage semble se répéter et ouvrir des parenthèses qui partent loin, parfois à première vue un peu trop loin du sujet.

On peut se dire que c’est un livre un peu brouillon, écrit au fil de la plume, et en rester là. Ou on peut faire l’hypothèse que c’est un livre construit et pensé pour être tel qu’il est, et faire un effort de lecture pour voir si il n’en dit pas un peu plus que ce qu’il semble dire.

A cette première difficulté s’ajoute une seconde : l’auteur parle pour le public de son époque. Il multiplie les phrases du style « la situation du monde actuel, où l’on commence à ressentir que tout pourrait être mis en cause, est tellement pleine de dangers » (p. 46), ou « la situation mondiale actuelle est on ne peut mieux faite pour susciter l’attente et l’espérance » (p. 62), ou encore « point n’est besoin, de nos jours, de s’appesantir sur les motifs qui donnent à l’angoisse latente et quasiment normale à propos de la mort, une recrudescence et une acuité inhabituelle » (p. 156). Ecrivant cela, il part du principe qu’il n’a pas à expliciter les évidences qui seront immédiates pour ses lecteurs. Mais nous prenons l’ouvrage à soixante ans de distance, et ces évidences ne le sont plus toujours pour nous. Nous avons besoin de les ré-expliciter.

La fin des années cinquante, c’est, avant tout, pour le sujet qui nous concerne, la guerre froide : la confrontation indirecte entre le bloc occidental et le bloc soviétique. Jung consacre d’ailleurs quelques pages à ce sujet et à une analyse symbolique extrêmement intéressante, mais qui nécessite d’avoir quelques bases en matière de psychologie analytique pour comprendre de quoi il parle (p. 270)

Mais la guerre froide, c’est surtout la possibilité d’une guerre nucléaire, une guerre nucléaire totale, possibilité qui pèse sur tous les esprits.

Il faut refaire une chronologie rapide des événements pour se rendre de l’état de sidération dans lequel devait être l’opinion publique.

La première bombe atomique a été découverte par le grand public au moment de son utilisation sur Hiroshima, puis sur Nagasaki, en 1945. Pendant quelques années, les Américains ont été les seuls à être capables de les produire, et les services américains pensaient qu’il faudrait plusieurs années (à la fin des années 1940, ils envisageaient un horizon à 1953) avant que les Soviétiques ne fassent de même. Las ! La première bombe soviétique fut testée au Kazakhstan en 1949.

A peine quatre ans plus tard, un nouveau type de bombe est déjà développé : la bombe à hydrogène, huit cent fois plus dévastatrice que celle d’Hiroshima.

Et les deux blocs se lancent dans une course atomique : dans les années cinquante, les USA passent de 50 bombes à 12 000 en une décennie. Dès 54, l’état major américain avait envisagé d’utiliser l’arme nucléaire au Vietnam, ce à quoi le président Eisenhower s’était opposé. Il aurait dit à ce moment-là : « You boys must be crazy ». (On imagine sans mal que l’original devait avoir un mot de plus).

En 1961, les Soviétiques testent une nouvelle arme, appelée Tsar Bomba, une bombe à hydrogène de cinquante méga-tonnes (l’équivalent de 3800 fois l’explosion d’Hiroshima), créant un champignon de plus de soixante-cinq kilomètres de haut.

Il faudra attendre l’incident des missiles de Cuba en 1962, pour que les deux puissances acceptent de mettre un frein au développement incontrôlé de cette technologie. D’où le traité de non-prolifération des armes atomiques en 1963, traité signé par les USA, la Grande Bretagne et l’Union Soviétique, qui interdisait les tests aériens, spatiaux et océaniques, mais pas le fait de posséder des armes.

La menace nucléaire nous paraît aujourd’hui extrêmement abstraite, mais dans les années 1950, elle ne l’était certainement pas. Le bombardement du Japon, avec ses images, et ses témoignages, était dans tous les esprits. Et la course nucléaire continuait à faire la une des journaux à chaque fois qu’un nouveau test était réalisé.

Tout cela était amplifié, d’aucuns diraient canalisé, par la fiction, qui s’était approprié le thème et qui l’explorait sous toutes les coutures.

Et pour avoir une idée de l’ambiance qu’il y avait aux USA, il suffit de revoir le clip de campagne du président Johnson au moment de la campagne pour sa réélection (1964), intitulé « Peace, little girl ».

Le contexte étant posé, revenons à nos soucoupes volantes, puisque c’est le sujet central de l’ouvrage.

Jung commence par une brève histoire du phénomène que l’on pourrait appeler « vague moderne, première phase ». Il date l’apparition de celui-ci du milieu de la seconde guerre mondiale, lorsque les avions britanniques (dès 1942) et américains (avec un pic en novembre 1944) observèrent des sortes de boules de feu qui les suivaient dans leurs opérations au-dessus de l’Europe et du Pacifique, et se comportaient de façon étrange. Les alliés ont longtemps considéré que c’étaient des armes secrètes de l’Axe, jusqu’à ce qu’on apprenne que les pilotes allemands et japonais avaient constaté des phénomènes similaires.

Jung continue en faisant un condensé des observations et des explications qui ont émergé, en particulier aux USA, dans les années qui suivirent. Et très vite, le lien entre ces « foo fighters » (nom donné par la presse grand public, avant d’être appelés OVNI) et extra-terrestres, se dessine.

D’après Jung, le schéma suivant résume les grandes lignes : « en général, la rumeur veut que les soucoupes volantes aient la forme d’une lentille, ou une forme oblongue, ou encore qu’elles ressemblent à un cigare, qu’elles brillent de différentes couleurs ou comme du métal et que leur allure varie entre l’arrêt complet et des vitesses pouvant atteindre 15 000 km/heure ; finalement, leur accélération serait telle qu’un être humain, éventuellement chargé de diriger pareil engin, serait anéanti. Leur trajectoire présente des angles qui ne seraient réalisables que par un objet sans pesanteur. Elle ressemble à peu près à celle d’un insecte en vol. Comme celui-ci, la soucoupe volante s’arrête de temps en temps et plus ou moins longuement au-dessus d’un objet intéressant, ou bien elle tourne lentement tout autour, comme avec curiosité, pour repartir soudain à toute vitesse et redécouvrir dans son vol en zigzag d’autres objets intéressants » (p. 38).

Pour Jung il ne fait aucun doute que ces phénomènes sont réels. La masse de documents qu’il a accumulée au fil des ans, les témoignages dont il dispose, et les experts auxquels il a accès : tout indique que c’est une réalité. (1) Mais c’est en qualité de médecin et de psychologue qu’il va s’y intéresser.

La première chose qu’il dégage est que nous avons assistons à la naissance d’un mythe : « quoi qu’il en soit, un mythe vivant s’est constitué. Nous avons ici l’occasion de voir naître sous nos yeux une légende et d’observer comment, dans une époque difficile et sombre de l’humanité, se crée une histoire miraculeuse, celle d’un essai d’intervention – ou du moins de rapprochement — de puissances extra-terrestres, de puissances « célestes » ; et cela à un moment où l’imagination humaine se met à envisager on ne peut plus sérieusement la possibilité de voyages interplanétaires. » (p. 50)

Mais c’est lorsqu’il aborde la question des causes qu’il va aller au cœur de son propos. Essayons d’expliquer cela de façon claire.

La psyché humaine est, de part l’époque historique qu’elle traverse, soumise à des tensions inédites. Voilà que l’être humain envisage une guerre totale, inédite, et qui, jusque là, n’était décrite que dans la littérature apocalyptique. L’être humain rationnel avait rangé depuis longtemps ces récits dans la catégorie des mythes, et voilà qu’il envisageait pour la première fois, collectivement, qu’une telle guerre puisse se produire, et qu’il contemplait sa fin potentielle, causée par ses propres actions.

Incapable de faire face à cette angoisse, la psyché humaine propose une solution en tournant les yeux vers le ciel, où se trouvaient jusque là les forces divines, et voit apparaître des formes rondes (2). De là à penser qu’il pourrait s’agir là de la solution, du deus ex machina, le dieu qui intervenait miraculeusement à la fin des pièces dans le théâtre grec, et qui résolvait toutes les situations que les êtres humains n’arrivaient pas à dénouer, il n’y a qu’un pas.

Voilà le lien : face à la menace nucléaire, l’inconscient humain s’est mis à voir des aides providentielles dans le ciel. Nous connaissons la fin de l’histoire de la guerre froide : aucune guerre nucléaire (bien que frôlée en au moins deux occasions) et défaite de l’un des blocs par effondrement interne.

On peut retenir deux choses de ce moment en utilisant l’approche jungienne : 1. Jung a vu apparaître ces contenus psychiques, notamment dans les rêves de ses patients, des années avant que le problème ne se manifeste dans la réalité.

2. une fois la mythologie ayant émergé à son époque, elle existe désormais, clairement identifiée, et prête à resservir au besoin.

D’où l’intérêt de surveiller les histoires de soucoupes volantes et autres phénomènes aériens inexpliqués. La vague dont nous parlons a commencé au milieu des années 2010, et elle semblait insistante.

Et voilà que la menace nucléaire redevient d’actualité. En Corée du nord en premier lieu, où, elle est régulièrement utilisée comme chantage par le régime. En Iran en second lieu, où elle est vue comme une marque de survie pour le régime, et auquel certains gouvernements occidentaux veulent donner l’imprimatur, en dépit des accents génocidaires explicites du régime vis à vis d’Israël (mais pas seulement). Et en Ukraine, depuis quelques semaines, où le régime russe brandit désormais la menace, accompagné dans cette valse morbide par les déclarations américaines.

Tout se passe comme si la psyché humaine de notre époque avait déjà enregistré cette tension, ce risque, et l’avait exprimée depuis des années par le biais de la mythologie idoine qui s’était constituée lorsque ce risque était apparu en premier lieu.

Esperons qu’une fois encore, nous saurons le diffuser. Mais dans tous les cas, la question nucléaire doit redevenir une question dont les intellectuels de tous bords doivent s’emparer et repenser en profondeur.

(1) Pour lui, le doute est dans la nature du phénomène observé. Il propose trois hypothèses au début de l’ouvrage et esquisse une quatrième à la fin. (note: le fait que les hypothèses soit au nombre de 3+1, motif qu’il décrit longuement dans d’autres textes renforce à mes yeux l’hypothèse que le contenu du texte est extrêmement pensé, et ne livre ses conclusions finales qu’au lecteur patient).
Première hypothèse : phénomène physique
Deuxième hypothèse : phénomène psychique
Troisième hypothèse : phénomène physique et psychiques concomitants.
Quatrième hypothèse (à la fin car trop surréaliste pour être livrée d’emblée : phénomène physique car psychique, phénomène psychique car physique).

(2) Jung explique longuement pourquoi le rond est la forme privilégiée, symbole de l’archétype du Soi.

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