Des Japonais à Jérusalem (2/2)

(Suite de la première partie).

Dès le début, Teshima considère, à l’instar de Uchimura Kanzō, dont il fréquentait le mouvement, que le christianisme tel qu’il a été amené par les occidentaux est trop… occidental. Ce qu’il veut, c’est retrouver le christianisme originel, tel que vécu par les apôtres. Et pour cela, il ne voit qu’une solution : demander aux Juifs. Or voilà que la même année que Teshima a eu son expérience sur le mont Asso, l’état d’Israël a été recréé. après avoir disparu pendant près de 1800 ans. Pour Teshima, la portée de cet événement est universelle : il s’agit là de l’accomplissement de la promesse des prophètes qu’un jour les Juifs reviendront sur leur terre.

En 1954, Teshima rencontre un Israélien dans le train, le professeur Israel Slominitzky, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem dans le département d’agriculture, et membre du kibboutz Beit Alfa (affilié à la Shomer Hatzair, le mouvement communiste, farouchement antireligieux). Ils deviennent amis : c’est le premier pont avec Israël.

En 1961, Teshima entreprend un long voyage. Il se rend en Inde, en Grèce, aux USA et en Israël. Là, il rencontre, entre autre, le philosophe Martin Buber, qui aura une grosse influence sur sa pensée, notamment parce qu’il lui fait découvrir le hassidisme, et Hugo Bergman, qui est le doyen de l’université hébraïque de Jérusalem. Il rencontre également Tsvi Yehoudah Kook, dont la pensée, qui voit dans la renaissance d’Israël le début de l’accomplissement des promesses prophétiques va également jouer un rôle central chez Teshima.

L’année d’après, Teshima envoie plusieurs de ses élèves étudier en Israël, afin qu’ils étudient avec le peuple de la Bible et qu’ils apprennent de lui l’amour de leur pays, pour servir de modèle à une nouvelle forme de patriotisme japonais.

Il intègre également des pratiques spécifiques. Les enfants célèbrent une cérémonie religieuse d’accès à l’âge adulte à treize ans, et les Makuya remplacent le symbole de la croix par celui de la ménorah, qu’ils considèrent comme plus authentique. Les adhérents prennent aussi souvent un nom hébraïque pour montrer leur attachement à Israël, en jouant parfois avec les sonorités japonaises et les idéogrammes.

En juin 1967, la guerre éclate. Les armées arabes encerclent Israël. Pendant quelques jours, les Juifs du monde entier tremblent et craignent une deuxième Shoah. Les puissances occidentales ne sont pas toutes au rendez-vous pour soutenir l’état hébreu.

Teshima est bouleversé. Il envoie aussitôt un télégramme à ses élèves en Israël : « restez aussi longtemps que vous pouvez et aidez Israël ». Il assemble une équipe de dix volontaires : un seul, Shlomo Ono, parviendra jusqu’au pays et sera blessé.

La guerre est courte, elle dure du cinq au dix juin. Le douze, Teshima parvient enfin à entrer en Israël. Il se rend aussitôt à Jérusalem : la partie Est de la ville a été libérée de la Jordanie, qui l’occupait depuis la guerre de 48. Le quartier juif avait été détruit, les synagogues brûlées, et l’accès aux lieux saints interdits aux Juifs.

Le mont du Temple est désormais à nouveau accessible : le mur occidental est ouvert à tous. Teshima s’y rend aussitôt, et comme de coutume, glisse une prière sur un morceau de papier entre les pierres millénaires : « The God of Abraham, the God of Isaac, the God of Jacob and our God, I thank for the promise and His truthfulness of the God of David. Ikuro Teshima, Tokyo, Japan ».

En septembre de la même année, le KKL inscrit Teshima dans son grand livre d’or pour le remercier de son soutien.

En 1971, lors du pèlerinage des Makuya à Jérusalem, pèlerinage qui est désormais devenu annuel, Teshima déclare : « nous croyons avec ferveur que l’Israël post-1967 est ce que Dieu a promis à notre père Abraham ». [cité par The Australian Jewish Times, 71/03/04].

En 1972, une nouvelle crise éclate. Le 30 mai, à l’aéroport de Lod, qui est alors le principal aéroport du pays, trois membres de l’armée rouge japonaise commettent un attentat au nom du Front Populaire de Libération de la Palestine. Vingt-six personnes sont tuées, quatre-vingt sont blessées. Deux des attaquants sont tués par les forces de police, le troisième est arrêté.

En Israël, l’émotion est immense. La stupeur aussi : comment ce pays à l’autre bout du continent asiatique se retrouve-t-il mêlé avec les ennemis d’Israël ?

Teshima décide d’agir dès qu’il apprend la nouvelle. Il demande à son fils, qui termine ses études au Jewish Theological Seminair de New York, d’emprunter de l’argent en anticipation des fonds qu’ils vont lever, et de prendre aussitôt l’avion pour venir l’apporter à Jérusalem.

Jacob Teshima se charge de l’opération, et va rejoindre son père en Israël, manquant ainsi la cérémonie de graduation qui marque la fin de ses études. Le deux juin, Teshima décrète un jeûne pour l’ensemble de la communauté Makuya. L’idée que des ressortissants japonais aient commis ce massacre lui est insupportable : il craint que ce soit une tâche dans les relations entre les deux pays. Et il n’a pas tord. Pendant très longtemps, la première chose que les Israéliens mentionnaient lorsqu’on leur parlait du Japon, c’était le massacre de Lod et ses trois terroristes.

En Octobre, Teshima vient à Jérusalem accompagné d’une délégation Makuya et d’un cadeau : avec les fonds collectés, ils ont acheté une ambulance pour l’aéroport. Sur le tarmac, il prononce un discours : « For each of those who died here on that infamous night, Prof. Teshima said at the ceremony, may this vehicle of mercy save many lives. For each of the wounded, may it provide to others the critical minutes which make the difference between cure and infirmity, between life and death. » (Bnei Brit Messenger, January 5)

L’année d’après, une nouvelle guerre éclate. Le six octobre, jour de Yom Kippour, les armées arabes lancent un nouvel assaut contre l’état hébreu. L’armée israélienne parvient à repousser les armées, mais on passe près de la catastrophe : l’arme nucléaire était prête à être utilisée.

A nouveau, Teshima et les Makuya font ce qu’ils peuvent. Le huit octobre, Teshima envoie une lettre à l’ONU pour protester de l’agression.

La guerre conduit au premier choc pétrolier : pour punir les pays occidentaux d’avoir soutenu Israël, les pays de l’OPEP font monter le cour du pétrole, qui passe de 3 à 12 dollars, soit une augmentation de 300%. Aucune économie ne peut résister : en occident, c’est la fin brutale des trente glorieuses. Au Japon, le gouvernement est forcé de reconsidérer sa politique au Moyen Orient et se réoriente de façon à être pro-arabe.

Teshima ne tolère pas que son pays abandonne Israël. Il organise une manifestation où plus de trois mille personnes vont marcher à travers Tokyo pour protester contre cette nouvelle politique.

Akira Jindo, le secrétaire général de l’organisation, explique : « We support Zionism from the biblical stand point, not politically, We are very much concerned with the Japanese Government’s decision to take a pro-Arab stand and want to voice our protest. » Il ajoute : « We are essentially a religious group, not a political one. But in, the face of certain wrongs, we cannot keep silent » (Australian Jewish News, 73/12/21).

Une nouvelle levée de fonds est organisée et les Makuya envoient 25 000$ au Magen David Adom, l’équivalent israélien de la croix rouge (l’équivalent de 153 220 $ en dollars de 2021 dollars, avec une inflation moyenne de 3,85% selon le site dollartimes.com).

Le vingt-quatre décembre de cette année, Teshima, épuisé, rend son dernier souffle. Il est enterré à Kumamoto. Sur sa tombe, est placée une pierre de Jérusalem, une de ces pierres à la couleur dorée qui symbolise la ville depuis deux millénaires.

A ce moment-là, on estime que le mouvement Makuya comporte soixante mille membres et cinq cents groupes d’étude biblique.

1975 marque une nouvelle étape dans le conflit israélo-arabe. Voyant que l’option militaire ne fonctionnait pas (quatre guerres en trente ans, quatre victoires israéliennes), les stratèges arabes et leurs alliés décident de changer de terrain. Désormais, c’est au niveau des institutions qu’ils vont entreprendre de saper la légitimité de l’état hébreu.

A commencer par le forum international par excellence : l’ONU. La première manœuvre consiste à proposer une résolution à l’assemblée générale. Le texte détermine que « le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale ».

La proposition est tellement énorme, et tellement fausse qu’on s’attendrait à ce qu’elle soit rejetée dans un grand éclat de rire. Mais la logique numérique de blocs fait que le camp anti-Israélien est plus nombreux : la résolution est adoptée à 72 voix contre 35 (dont la France), et 32 abstentions (dont le Japon).

La réaction de l’ambassadeur israélien, auprès de l’ONU, Haim Herzog, ne se fait pas attendre. Lors de son allocution, le même jour, il explique : « I can point with pride to the Arab ministers who have served in my government; to the Arab deputy speaker of my Parliament; to Arab officers and men serving of their own volition in our border and police defense forces, frequently commanding Jewish troops; to the hundreds of thousands of Arabs from all over the Middle East crowding the cities of Israel every year; to the thousands of Arabs from all over the Middle East coming for medical treatment to Israel; to the peaceful coexistence which has developed; to the fact that Arabic is an official language in Israel on a par with Hebrew; to the fact that it is as natural for an Arab to serve in public office in Israel as it is incongruous to think of a Jew serving in any public office in an Arab country, indeed being admitted to many of them. Is that racism? It is not! That … is Zionism. »

Et après avoir conclu, il prit la résolution et la déchira.

Ce jour-là, l’ONU se décrédibilisée pour longtemps. Moins de trente après la shoah, accuser le seul état juif au monde, un état où tous les citoyens sont traités à égalité, de pratiquer le racisme et l’apartheid relève du mensonge pur et simple.

Les réactions d’indignations sont très timides. Les Makuya décident de se faire entendre. Jacob Teshima, le fils de Ikuro Teshima, écrit une lettre au secrétaire général de l’ONU qui commence par une citation d’Isaïe (II, 3-4) : « Et nombre de peuples iront en disant: « Or çà, gravissons la montagne de l’Eternel pour gagner la maison du Dieu de Jacob, afin qu’il nous enseigne ses voies et que nous puissions suivre ses sentiers, car c’est de Sion que sort la doctrine et de Jérusalem la parole du Seigneur. » Il sera un arbitre entre les nations et le précepteur de peuples nombreux; ceux-ci alors de leurs glaives forgeront des socs de charrue et de leurs lances des serpettes; un peuple ne tirera plus l’épée contre un autre peuple, et on n’apprendra plus l’art des combats. »

Et la lettre de préciser, pour les fonctionnaires internationaux un peu endormis : « the above-quoted words of an ancient Jewish prophet are, in part, inscribed on the stone monument by the United Nations building. »

La lettre est accompagnée de trente-six mille signatures collectées dans plusieurs pays où les Makuya sont actifs, et transmise à Kurt Waldheim, le secrétaire général de l’ONU. On découvrit par la suite que ce dernier, antisémite notoire, avait été officier de la Wehrmacht. L’histoire ne se répétait pas : dans les couloirs de l’ONU, elle ne faisait que se prolonger.

L’ONU répondit laconiquement que copie de la lettre serait faite et distribuée aux différentes personnes concernées.

La résolution ne sera abrogée qu’en 1991.

Les Makuya, en plus de leur activisme en faveur d’Israël, ont continué à tisser des liens avec le pays. Le pèlerinage annuel continua après la mort de Teshima et ne fut suspendu que deux fois, en 2020 et en 2021, pour cause de Covid.

En 1975, les Makuya demande au KKL la permission de planter une forêt en mémoire de Teshima. Une première forêt est plantée en Galilée, dix mille arbres dont certains viennent du Japon et doivent passer par une quarantaine stricte.

En 1984, la maison d’édition des Makuya publie le premier dictionnaire japonais / hébreu. Il contient 17 000 mots courants.

Et en 1988, ils acquièrent la maison qui deviendra le centre Makuya de Jérusalem. Le centre comprend un dortoir pour les étudiants qui viennent étudier à l’université hébraïque, dont le campus est situé à quelques arrêts de bus.

Dans le hall d’entrée on a installé une guirlande de petites grues en origami, offerte par l’école primaire du quartier. Les enfants israéliens ont même écrit un message en japonais : gambate nihon ! (Japon, tiens-bon!)

L’amitié entre les deux pays n’en est qu’à ses débuts.

Bibliographie

Général (sur les religions au Japon)
Handbook of Christianity in Japan, Brill Academic Pub (2003), Mark R. Mullins
Handbook of East Asian New Religious Movements-Brill Academic Pub (2018), Lukas Pokorny, Franz Winter

Sur les Makuya
Christianity made in Japan, a study of indigenous movements-University of Hawai’i Press (1998), Mullins, Mark (En particulier le chapitre six : Japanese Versions of Apostolic Christianity).
Japanese Religion: Unity and Diversity, Wadsworth Publishing (1982), H. Byron Earhart
Religions of Japan in Practice, Tanabe, George (éditeur), 1999, Princeton University Press. (En particulier le chapitre 37, qui traduit de longs extraits de la biographie de Teshima).

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