Le corbeau et le fromage

Maître Corbeau sur un arbre perché… Maître Renard, par l’odeur alléchée… L’histoire vaut bien un fromage, et elle est connue. Mais l’est-elle vraiment ?

Car la manière dont on entend ce type d’histoire, lorsqu’on est enfant, est parfois différent de la manière dont on les entend lorsqu’on est adulte. Une relecture des classiques s’avère toujours payante.

Il faut se demander, en l’espèce : qui est le méchant ? Un enfant répondra aussitôt : le renard ! Rusé, mais filou : il a trompé le corbeau et lui a piqué son fromage.

Mais c’est oublier une partie laissée de côté par l’histoire, et pourtant évidente : d’où vient ce fromage que le corbeau tient dans son large bec ? On a du mal à imaginer qu’il l’ait acquis de façon tout à fait honnête. Comment aurait-il procédé ? Il aurait pris son petit porte-monnaie contenant son argent durement gagé à la sueur de ses plumes ? Et il serait allé chez le fromager, avant de choisir, parmi les quatre cents fromages disponibles, celui qui lui conviendrait le mieux ?

Bien sûr que non. Même dans l’univers des fables, où les animaux parlent entre eux, ça n’est pas quelque chose de crédible. Le corbeau a volé le fromage. C’est d’ailleurs dit explicitement dans d’autres versions de l’histoire, comme dans le Roman de Renart, dans la quatrième aventure du livre I, intitulée “Comment Tiecelin le corbeau prit un fromage à la vieille, et comment Renart le prit à Tiecelin.”

Si le fromage est le produit d’un vol, alors la morale change certainement : le renard, qui a trompé un voleur, est-il autant le mauvais gars que l’on imaginait au début ? Ou bien devient-il un redresseur de torts ? En volant le voleur, n’a-t-il pas commis une injustice pour réparer une injustice ? Et si c’est le cas, était-il légitime de le faire ?

Voilà tout un champ de questions intéressantes que la fable permet d’ouvrir pour peu que l’on gratte un peu la surface.

Ce n’est pas la seule : les histoires de La Fontaine regorgent de subtilités et de possibilités de rêveries herméneutiques, raison pour laquelle elles paraissent aussi neuves aujourd’hui qu’elles ne l’étaient hier, même si le langage a évolué et demande parfois un effort de lecture.

Une autre question amusante concernant le Corbeau et le Renard : quel était le fromage en question ?

Faites un sondage autour de vous ; vous vous rendrez compte que tout le monde a grosso modo la même image. Le fromage en question est relativement petit, circulaire et blanc : une sorte de camembert. Or le camembert est un fromage récent à l’échelle des frometons nationaux : il a décollé au dix-neuvième, avec la révolution industrielle. A l’époque de La Fontaine, ce n’était pas encore l’emblême qu’il est aujourd’hui.

Alors d’où vient le fait que nous ayons tous cette même image immédiate ? Des illustrations bien sûr, qui accompagnent les fables depuis si longtemps.

Et lorsqu’on dit longtemps, on veut dire : au moins mille ans. La fable du corbeau et du renard est par exemple présente sur la tapisserie de Bayeux, à côté de la fable du loup et l’agneau. On y voit un corbeau sur un arbre perché (un corbeau tout à fait stylisé, qui fait la moitié de la taille de l’arbre) : son bec est largement ouvert et laisse tomber un fromage, un fromage rond. Et depuis, le corbeau est le plus souvent associé à cette forme.

L’auteur le plus connu ? Benjamin Rabier, qui illustra chacune des fables de La Fontaine, et dont l’anthologie devrait être dans chaque foyer français, tant c’est une merveille. Rabier est également le crayon derrière le logo de la Vache qui rit ou du canard Gédéon. Il est aussi le créateur de Tintin-Lutin (1898), un petit garçon avec une mèche rebelle et un pantalon court, dont l’une des aventures le mène à Moscou en moto.

L’histoire vous parait familière ? C’est qu’on en trouve déjà la trace dans une fable d’Esope, dans l’histoire d’un garçon qui…


Image : https://www.bayeuxmuseum.com/en/the-bayeux-tapestry/discover-the-bayeux-tapestry/explore-online/
scène 4

La version du Roman de Renart en français moderne : https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Roman_de_Renart/Aventure_4