Julien Benda et la trahison des clercs (1/2)

Julien Benda a écrit la Trahison des clercs dans les années 20 (du XXème siècle) et voilà qu’on peut le lire dans les années 20 (du XXIème siècle) et trouver qu’il est toujours d’actualité.

Sa thèse ? Les intellectuels de son époque ont trahi leur mission initiale. Celle-ci était simple : s’occuper des valeurs éternelles et transcendantes (parmi lesquelles la vérité, la justice et la raison) pour mettre un frein aux passions de leurs temps. Mais voilà que les intellectuels ont renoncé à cette vocation millénaire pour descendre dans l’arène et devenir les agitateurs et les propagateurs des passions de leur temps.

Derrière l’analyse du monde des lettres françaises de l’époque, c’est une toute conception de l’intellectuel (qu’il appelle le « clerc ») à laquelle se livre Benda. Conception qui nous intéresse particulièrement, parce qu’elle illustre la problématique du deuxième degré de la rectification des noms, que Maître Kong aurait résumé en quelques mots : « que les clercs soient des clercs ». (1)

L’ouvrage et dense et a découragé plus d’un lecteur, en partie parce que sa structure peut prêter à confusion. L’édition que nous utilisons de nos jours est composée de deux parties : la partie centrale, qui est le corps de l’ouvrage rédigé en 1927, et une préface qui est pratiquement aussi longue, rédigée en 1946, au moment de la réimpression de l’ouvrage.

Autrement dit : la partie principale a été écrite à la suite de la première guerre mondiale et la partie annexe, à la suite de la seconde. Et c’est dans cet ordre qu’il faut les lire, si on veut vraiment aller au fond du propos de Benda.

Commençons donc au début, c’est à dire au milieu du livre.

L’ouvrage s’ouvre par l’anecdote suivante :

« Tolstoï conte qu’étant officier et voyant, lors d’une marche, un de ses collègues frapper un homme qui s’écartait du rang, il lui dit : « N’êtes-vous pas honteux de traiter ainsi un de vos

semblables ? Vous n’avez donc pas lu l’Evangile ? » A quoi l’autre répondit : « Vous n’avez donc pas lu les règlements militaires ? »

Les données du problème sont posées. Pour utiliser le langage de Benda : voici le clerc (l’intellectuel) et voilà le laïc (tous les autres). D’un côté le gardien des idéaux, de l’autre, le tenant du pragmatisme. Le spirituel et le temporel, et même, si on va au bout du débat métaphysique, Platon contre Aristote.

D’emblée Benda annonce sa thèse de façon négative : il ne veut pas dire qu’il faut être du côté des premiers et mépriser les seconds. « Cette réponse [de l’officier] est celle que s’attirera toujours le spirituel qui veut régir le temporel. Elle me paraît fort sage. Ceux qui conduisent les hommes à la conquête des choses n’ont que faire de la justice et de la charité. »

Le problème qu’il voit n’est pas que les laïcs fassent œuvres de laïcs. Pour Benda, la nouveauté, ce sont les clercs qui « invitent les hommes à se moquer de l’Evangile et à lire les règlements militaires ».

Voilà la trahison.

A son époque elle prend deux formes spécifiques, mais il serait facile d’écrire une version mise à jour : gageons que si il était encore de ce monde, Benda aurait pu une postface toute aussi longue dans laquelle il continuerait la liste détaillée des trahisons.

La première trahison est de s’acoquiner avec les passions politiques de l’époque, qu’il définit ainsi : « Considérons ces passions, dites politiques, par lesquelles des hommes se dressent contre d’autres hommes et dont les principales sont les passions de races, les passions de classes, les passions nationales. »

Pour lui, ces passions touchent une dimension nouvelle : alors qu’avant elles concernaient un nombre limité de gens, le monde de 1920 fait qu’elle touchent, sinon l’ensemble des populations, du moins un très grand nombre.

On trouve une illustration irrésistible de cela dans le film des Monty Python, Holy Grail. Le roi Arthur traverse une de ses campagnes, et demande à un des paysans quel est le nom du seigneur local. Le paysan ne sait pas à qui il a à faire :

– I am Arthur, King of the Britons. […]

– King of the who ?

– The Britons.

– Who are the Britons ?

– Well, we all are. We are all Britons, and I am you king.

– I didn’t know we had a king. I thought we were an autonomous collective.

Autrement dit, et pour reprendre la thèse de Benda, ce qui relevait avant d’une petite minorité, par exemple la guerre, qui était le fait des chevaliers, change radicalement d’échelle, et les effets doivent être pensés dans une nouvelle perspective.

Et ces passions politiques, non contentes de s’étendre de façon verticale dans les pays occidentaux, se sont répandues de façon horizontale à travers le monde.

Voilà l’humanité rassemblée dans une frénésie commune, une frénésie de division qui monte classe contre classe, race contre race, nation contre nation.

Benda note que « la volonté de groupement [est] une des caractéristiques les plus profondes du monde moderne » et que « l’individu confère une personnalité mystique à l’ensemble dont il se sent membre », c’est à dire qu’il en fait une personne (une autre époque aurait dit : « un dieu »).

De plus ces différents groupes sont de plus en plus homogène et ne prennent aucun repos : voilà une situation aussi inédite que dangereuse.

La raison de cette modification ? « tout le monde reconnaît là, pour une grande part, l’œuvre du journal politique quotidien et à bon marché. » Autrement dit : l’apparition des médias de masse. Benda ne pousse pas sa réflexion plus loin, il n’est pas un proto-médiologue, mais en pointant l’accélération de la diffusion de l’information, il pose le prologue de notre époque. Il suffit de traîner ses guêtres numériques quelques heures sur Twitter pour voir les passions politiques de notre temps, inépuisables, se diffuser à la vitesse d’un clic et faire le tour du monde en quelques heures.

Le tableau est sombre, ce qui n’empêche pas Benda de sortir son nuancier de noirs pour continuer son analyse.

Il commence par se demander quelles sont les causes de ces passions. Il en identifie deux : « 1° la volonté, pour un groupe d’hommes, de mettre la main (ou de la garder) sur un bien

temporel : territoires, bien-être matériel, pouvoir politique avec les avantages temporels qu’il comporte ; 2° la volonté, pour un groupe d’hommes, de se sentir en tant que particuliers, en tant que distincts par rapport à d’autres hommes. »

Mais il ne s’arrête pas là. Il va plus loin et se demande quelle est la racine profonde de ces deux mouvements. Il les nomme : « On peut dire […] qu’elles se ramènent à deux volontés dont l’une cherche la satisfaction d’un intérêt et l’autre celle d’un orgueil. » S’en suit une typologie dans laquelle il identifie, dans chacune des passions politiques, la part de ces deux facteurs.

Retenons le raisonnement plutôt que la conclusion : chercher la cause morale, et donc interne.

Pour Benda, le point commun de toutes ces passions est de vouloir s’inscrire dans le « réel ». Ce sont des passions pragmatiques, des passions concrètes, par opposition « au mode désintéressé ou métaphysique », qui sont, normalement du domaine du clerc.

En écrivant cela, il reprend là une distinction établie par Aristote lorsqu’il catégorise les différents types de savoir. Il pose d’une part les sciences théoriques, dont le but est la connaissance pour elle-même et d’autre part les sciences pratiques, dont le but concerne la conduite et l’action bonne, et enfin les sciences productives, qui visent la création d’objets beaux ou utiles.

Pour Benda, le clerc est dans le premier ordre, et son modèle, pour continuer dans le monde grec, est Socrate, tout entier tourné vers la connaissance.

Il définit le clerc de cette manière : « tous ceux dont l’activité, par essence, ne poursuit pas de fins pratiques, mais qui, demandant leur joie à l’exercice de l’art ou de la science ou de la spéculation métaphysique ». Son histoire depuis deux mille ans est simple : « une opposition formelle au réalisme des multitudes ». Comment ? De deux façons, soit par l’exemple, en incarnant un type d’homme qui consacre toute son activité à la connaissance et à la sagesse, soit par leur discours, en rappelant sans arrêt à leurs congénères quelles sont les valeurs et les principes qu’il faut essayer de suivre.

Il acte le semi-échec de ces clercs : « ils n’ont pas empêché les laïcs de remplir toute l’histoire du bruit de leurs haines et de leurs tueries ; mais ils les ont empêchés d’avoir la

religion de ces mouvements, de se croire grands en travaillant à les parfaire. Grâce à eux on peut dire que, pendant deux mille ans, l’humanité faisait le mal mais honorait le bien. »

Et voilà qu’à la fin du XIXème siècle, les clercs changent et décident de rejoindre la multitude. Plutôt que de continuer à maintenir les principes au-dessus de la mêlée, ils décident d’y plonger. « les clercs exercent les passions politiques avec tous les traits de la passion : la tendance à l’action, la soif du résultat immédiat, l’unique souci du but, le mépris de l’argument, l’outrance, la haine, l’idée fixe. »

(A suivre.)

(1) Les éditions chinoises et japonaises traduisent « clercs » avec les idéogrammes 知識, intellectuel.

Image : Dornac, Public domain, via Wikimedia Commons