Culture et politique, politique et culture

Je vois souvent passer, depuis le dernier cycle électoral français (présidentielle de 2022) des articles et des messages qui tournent autour du thème suivant : « ne vous laissez pas emberlificoter l’esprit. Vous vous enflammez pour le sujet x, mais le sujet x n’a aucun intérêt. C’est juste du divertissement : pendant ce temps-là, on ne parle pas des vrais sujets : l’inflation, la crise de l’énergie, etc. »

Le message est séduisant : il oppose l’accessoire à l’important, le bruit au réel, et il semble faire mouche. Qui ne voudrait pas être du côté de l’important ? De l’essentiel ? Et écarter par la même occasion le bruit ? La propagande ? Et la communication politique ?

Dans l’absolu, c’est juste : il y a une tentation permanente du divertissement. C’est un trait de la nature humaine contre lequel le citoyen doit se faire violence si il veut arriver à penser droit et à voter sans être (trop) manipulé.

Car on a généralement l’image suivante de la démocratie : des débats surgissent dans la société, les citoyens s’en emparent. A l’aide d’un dispositif médiatique complexe, ils ont accès à une pluralité d’opinions et de débats contradictoires qui lui permettent de se forger peu à peu une opinion, qu’ils vont affiner grâce à l’exercice de leur raison. Et lorsqu’on leur demandera de voter, ils le feront en toute connaissance de cause.

Sauf que de l’idéal à la réalité il y a un gouffre et celui-ci grandit en France depuis une trentaine d’années.

Déjà parce que les citoyens ont de moins en moins de pouvoir. Celui-ci a été cédé à la découpe à tout un tas d’institutions supranationales qui lui ont peu à peu enlevé des pans entiers de sujet sur lequel il pouvait décider.

Ensuite parce que les hommes et femmes politiques en charge du système appliquent de plus en plus le principe selon lequel ils décident en dépit de ce que pensent leurs électeurs. Ils vont même jusqu’à en faire une vertu, un signe de responsabilité et de sérieux : ainsi, pensent-ils, ils ne sont pas (horresco referens) “populistes”.

Mais voilà que dans ce système, les hommes politiques sont en fait de plus en plus léger ; leur poids politique compte de moins en moins. Ils sont devenus essentiellement des acteurs communicants. Ils font des photos pour Instagram, ils lisent des discours écrits par des scénaristes, et vont sur les plateaux télé en récitant leurs fiches et en prenant de grands airs.

Comme les électeurs sont encore dans l’idée du système démocratique idéal, ils ont du mal à voir l’entourloupe : ils pensent que celle-ci vient de la distraction, de la tentative d’amener le projecteur des sujets essentiels vers des sujets accessoires, pour amuser me peuple en quelque sorte et le tenir éloigné des lieux où on discute de choses sérieuses.

Mais peut-être que ce faisant, on confond en réalité la cause et l’effet.

En réalité, comprenant que les sujets étaient de toute façon confisqués et qu’on écoutait par leur avis, les citoyens se concentrent sur des problèmes qui relèvent de la culture plutôt que de la politique pure. En agissant de la sorte, ils font preuve en réalité de beaucoup de finesse politique, car, dans l’ordre démocratique, quel que soit le degré de celui-ci, la culture précède la politique.

On doit la formule au journaliste américain Andrew Breibart, l’un des premiers à se lancer dans le journalisme entièrement sur Internet. Il est l’une des personnes derrière le Huffington Post, mais également le fondateur du site Breitbart, qui, est, pour employer une périphrase, un site d’information un peu sulfureux.

Il expliquait son idée principale d’une formule simple : “Politics is downstream from culture” (la politique est en aval de la culture). En explicitant clairement le lien hiérarchique qui existe entre ces deux domaines, on peut tirer plusieurs conclusions pratiques.

1. Pour changer la politique, il faut commencer par changer la culture.
2. Le pouvoir réel n’est pas dans les mains des politiques, mais dans celui de ceux qui façonnent la culture
3. Les politiques sont, dans la majorité des cas, des exécutants qui vont dans le sens du vent. Ce qu’il faut c’est trouver le ventilateur et le réorienter.

L’idée n’est pas neuve, mais, exprimée de cette manière, elle est devenue un modèle pour toute une génération de médias américains. Plus important : elle explique pourquoi ce qu’on appelle aux USA la “guerre culturelle” occupe autant d’espace et d’énergie.

Plusieurs modèles de société s’affrontent. Le modèle républicain américain est remis en cause par une idéologie neo-marxiste qui se développe tout azimut, créant en réaction un contre-mouvement que l’on pourrait qualifier de conservateur 2.0 (le terme neo-conserazteur étant déjà utilisé pour désigner quelques chose de très précis et de différent, à savoir les anciens marxistes des années 60, reconvertis à droite dans les années 80). L’enjeu ? La culture. Parce que celui qui finira par imposer ses valeurs, sa vision des choses, son narratif et ses mores finira par être celui qui contrôle la politique. Dans ce sens et pas dans l’autre.

D’où la sur-attention à toutes les questions culturelles, y compris les plus petites, y compris les plus triviales. Déjà parce que ces débats se prêtent bien au format de l’époque des réseaux sociaux (images, segment de courte durée, contenus fortement émotionnels) mais ensuite parce que la guerre pour la culture est une guerre longue, qui se compose de milliers de batailles. Et chaque bataille compte, dessinant, petite victoire par petite victoire, le futur paysage idéologique, le futur paysage culturel du pays.

Alors, à chaque fois que, devant une polémique qui paraît sans importance, on appelle à se recentrer sur l’essentiel, on renoncé en fait à une bataille. On laisse l’adverse emporter celle-là. En pensant que c’est une bataille dérisoire, et qu’on se réserve pour les grands coups. C’est manquer le panorama général ; la guerre est faite de mille batailles. Toute défaite est un recul. Tout recul est une avancée du camp d’en face, qui, lui, ne renonce à rien et pratique la guérilla culturelle tout azimuts.

Il n’y a pas de petits sujets : la culture est en amont de la politique. Prenons les armes et plongeons dans la mêlée. Aucune bataille n’a été gagnée par renoncement.


Image : Jacques-Louis David, CC0, via Wikimedia Commons