Pour M., avec qui je parcours les vastes étendues azurées.
Les grandes œuvres fonctionnent toujours à deux niveaux (au moins). Le premier est le niveau de l’histoire immédiate. Celle dont on fait l’expérience en tant que lecteur, spectateur ou auditeur, et qui, pour devenir un classique, doit être émotionnellement satisfaisante. Mais pour être une grande œuvre, il faut un deuxième niveau. Une bonne histoire bien racontée ne suffit pas : encore faut-il qu’elle ait quelque chose à dire. Souvent son sens profond se laisse désirer ; il demande un effort de la part de celui qui reçoit l’œuvre, un effort de réflexion qui va lui permettre de passer d’une position passive à une position active.
Parfois le sens est bien caché. C’est pour cette raison par exemple, que Rabelais écrit une préface à Gargantua. Il rappelle que, dans le Banquet, Alcibiade compare Socrate à un silène, une de ces petites boites décorée d’une figure grotesque, dans laquelle on rangeait de l’ambre gris ou d’autres substances délicates et onéreuses. Socrate n’était pas beau, mais à l’intérieur, c’était le plus grand. Rabelais explique que son livre entre dans la même catégorie : « C’est pourquoy fault ouvrir le livre : et soigneusement peser ce qui y est deduict. Lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien d’aultre valeur, que ne promettoit la boitte. C’est à dire que les matieres icy traictées ne sont tant folastres, comme le tiltre au dessus pretendoit. » Il le fait pour essayer de contrer la censure, mais il le fait surtout parce qu’il craint que l’on passe à côté de son texte. Au vu (au hasard) du chapitre XIII de Gargantua intitulé « Comment Grantgousier congneut l’esperit merveilleux de Gargantua à l’invention d’un torchecul », on peut le comprendre.
Kiki la petite sorcière fait partie de ces œuvres, où le thème principal n’est pas évident au premier abord. L’histoire semble être une histoire d’apprentissage classique, la découverte, par une jeune adolescente, du monde adulte et de ses responsabilités. Mais ce thème-là est accessoire. Le thème profond est tout autre, et, lorsqu’on a l’a repéré, tout les autres motifs s’organisent autour de lui sans difficulté ; le film est en réalité une longue méditation sur la création artistique, ses rouages et ses ressorts.
Le film commence par un plan divisé en trois : un tiers de ciel, un tiers d’eau et un tiers de terre, et le vent qui souffle, unissant en quelque sorte les trois dimensions. Kiki, l’héroïne du film, est allongée dans les herbes hautes. Elle écoute la météo à la radio : on annonce un vent d’ouest qui va dégager le ciel. Ce soir c’est la pleine lune.
Kiki est décidée : c’est aujourd’hui qu’elle prendra son envol. Car Kiki est une sorcière, et, dans son monde, à treize ans, les sorcières doivent commencer leur apprentissage. Elles quittent leurs parents, leur maison et leur village et partent découvrir le monde pendant une année, durant laquelle elles feront leurs preuves.
Kiki est une sorcière, mais ce n’est pas une sorcière occidentale. On utilise ce mot par commodité pour traduire le mot japonais 魔女 (majou). Si cette imagerie est bien arrivée au Japon par l’occident (elle réutilise par exemple le code des balais volants, des chats ou de la couleur noire), elle s’est très vite détachée de son origine pour acquérir une signification spécifique. Le thème de la petite sorcière est même devenu un genre en soi, appelé magical girl (魔法少女, mahou shojou), qui se décline, depuis les années 60 dans tous les médias.
En occident, la sorcière est souvent un archétype de vieille femme maléfique (mais dont la rédemption est possible, cf. Kirikou), tandis qu’au Japon il est devenu un archétype de jeune fille sur le point de devenir jeune femme, avec le thème de la magie et de la transformation comme écho à la transformation physique.
En débutant par le thème du treizième anniversaire et de l’initiation qui en découle, le film se place immédiatement dans le domaine classique des histoires de petites sorcières japonaises : c’est une histoire d’apprentissage et de passage à l’âge adulte.
Mais ça n’est que l’un des aspects du film : c’est en quelque sorte son aspect extérieur. Car le thème plus profond dont il est question ne se laisse découvrir que tardivement. A peine vingt minutes avant la fin ! Une fois la clé obtenue, il faut donc revenir au commencement et revoir le film pour comprendre comment il est décliné.
Procédons donc dans cet ordre et allons directement à la scène qui donne le sens profond de la métaphore de la magie, et partant de là, du vol.
Kiki connaît une crise profonde : elle ne peut plus voler. Le livre nous permet d’en apprendre un peu plus sur le contexte. Dans ce monde, où la modernité se trouve dans un entre-deux (il y a la télé en noir et blanc, mais les dirigeables sont encore monnaie courante), la magie des sorcières va en s’amenuisant. Plus le temps passe, plus la modernité s’installe et se développe, moins celles-ci ont de pouvoir.
La mère de Kiki ne connaît par exemple que deux choses : les herbes qui lui permettent de faire divers médicaments et la manière de voler. Ce qu’elle a enseigné à sa fille dès son plus jeune âge. Kiki, elle, ne sait même plus faire les potions. A sa génération, la magie s’est encore rétrécie : elle ne sait que voler sur un balais. Et même ça, elle a du mal : elle se laisse trop facilement distraire, et son balais peut soudain tomber de quelques mètres. Ses parents ont d’ailleurs fait installer des clochettes en haut des arbres du village, au cas où Kiki volerait trop bas, pour lui rappeler de mieux se concentrer. (L’auteur du livre avait d’ailleurs insisté pour que, malgré les changements apportés par l’adaptation de Miyazaki, les clochettes soient conservées).
Lorsque Kiki se rend compte qu’elle n’arrive plus à voler, c’est donc un grand moment de crise, puisque, comme elle le confie à Osono la boulangère : « je suis une sorcière en apprentissage ; si je perds ma magie je n’ai plus rien et je n’ai plus aucun avenir. »
La jeune artiste peintre qui réside dans la forêt va ouvrir une nouvelle porte. Alors que Kiki est en train de poser pour le tableau, Ursula remarque :
« Le dessin et la magie ont peut-être des points communs. Il m’arrive de ne plus pouvoir dessiner ».
Kiki est surprise du rapprochement. Elle demande : « C’est vrai ? Qu’est-ce que tu fais dans ces cas-là ? » Elle ajoute : « Il y a quelques temps je pouvais voler sans même y penser. Aujourd’hui c’est fini et je n’arrive pas à comprendre comment je faisais pour voler. »
La première réponse d’Ursula est relativement simple. Elle s’inscrit dans l’éthique japonaise du travail et de l’effort (résumé dans le mot 頑張って gambatte, littéralement : « persévérez »).
« Il faut se battre. Ne jamais abandonner. Essayer, essayer, essayer sans relâche. »
Kiki n’est pas convaincue : « Et si malgré les efforts on y arrive pas ? »
Ce à quoi Ursula fait une réponse moins stéréotypée, plus sincère, un vrai conseil utile pour une artiste : « dans ce cas on arrête. On fait de longues balades on admire le paysage on y pense plus et souvent sans qu’on s’en aperçoive l’envie revient. »
Kiki n’est toujours pas convaincue. Pour une artiste, c’est bien, mais pour une sorcière ? Elle demande : « Tu crois que je pourrais revoler ? »
La réponse d’Ursula est nette : « évidemment! […] »
Les plans suivants montrent quelques scènes d’un été tranquille : une ballade, un dîner, et puis une soirée. Kiki et Ursula se connaissent mieux ; cette dernière peut se laisser aller à quelques confidences et lui révéler le fond de sa pensée.
« Un jour, je ne sais pas pourquoi, ma passion s’est éteinte. Ce que je peignais ne me plaisait pas. Mon travail n’était qu’une imitation de tout ce que j’avais pu voir ailleurs. Mes copies ne valaient pas les toiles originales. J’ai eu l’impression que je ne valais rien. […] Mais l’avantage c’est que j’ai compris à ce moment-là ce qui était vraiment la peinture. C’est comme la magie : il ne suffit pas de connaître les formules. »
Kiki fait alors la remarque suivante, apparemment anodine : « On a ça dans le sang ».
La remarque semble parler à Ursula : « du sang de sorcière ! Voilà qui est drôlement intéressant comme idée. Du sang de sorcière, du sang de peintre, du sang de boulanger. Ce serait un pouvoir qui nous serait insufflé on ne sait par qui. C’est passionnant, même si c’est des soucis. »
Voilà la clé du film, voilà le contenu qui se trouvait sous le silène du roman d’apprentissage : l’équivalent : sorcière, peintre, boulanger.
Les trois seraient les espèces d’un genre plus large, trois déclinaisons d’une catégorie générale. Mettons de côté la boulange pour le moment, et intéressons-nous à ce que Kiki et Urusla peuvent avoir en commun.
Rembobinons le film et recommençons au début, en partant de l’idée qu’à chaque fois que l’on parle de magie, vraiment, ce dont on parle c’est de la création artistique.
Le film commence par un plan divisé en trois : un tiers de ciel, un tiers d’eau, un tiers de terre, et le vent qui souffle. Kiki, l’héroïne du film, est allongée dans les herbes hautes. Elle écoute la météo à la radio.
L’image d’ouverture pose un thème essentiel, celui du lien entre le ciel et la terre, et l’étendue d’eau (ici sous la forme d’un lac, plus tard dans sa version marine). Le vent joue également un rôle important, comme souvent dans les films de Miyazaki.
On serait tenté de faire une équivalence « vent = inspiration » en jouant sur la polysémie de ce dernier mot, mais le jeu de mot ne fonctionne pas en japonais. Inspiration, dans le contexte de la création artistique, se dit « 心に強く訴える», littéralement « amener fortement dans le cœur » (kokoro ni tsuyoku uttaeru), inspirer, dans le sens physiologique : 呼吸する (kokyū suru).
Le ciel et la terre en revanche sont beaucoup plus universels. Le pouvoir de Kiki est de naviguer de l’un à l’autre, de s’élever du premier et de rejoindre le second. Lorsque la crise arrive elle reste bloquée sur terre, incapable de s’élever, ce qui permet de comprendre, par ricochet, que le fait de pouvoir voler est une métaphore qui montre ce qu’il se passe lorsqu’on reçoit l’énergie créatrice, cette énergie qu’Ursula décrit comme « […] un pouvoir qui nous serait insufflé. »
Si la créativité c’est l’envol, que permet-elle ? Une liberté différente, la possibilité de se mouvoir en étant affranchi de la gravité, mais elle permet également de voir le monde de haut. Ce qui est une très belle façon de décrire la fonction de l’artiste. Se décoller du monde tel qu’il est, s’élever, et voir comment il est dans son ensemble.
Sans compter que la sensation qui accompagne les grands moments d’inspiration est très proche de ce que doit ressentir Kiki sur son balai. L’impression de voler à toute vitesse, libre de toute contrainte, porté par un souffle qui vient d’on ne sait trop où, mais avec lequel on ne fait qu’un le temps de l’écriture (ou de la peinture, ou de la musique, quelle que soit la technique que l’on utilise pour canaliser ce mouvement de l’Etre dont on est, temporairement, le réceptacle).
La thématique de la création est déclinée dans d’autres modalités, à travers les personnages que rencontre Kiki.
La première, celle qui lance réellement l’histoire, est Osono, la boulangère. Enceinte de sept ou huit mois, elle ne peut courir pour apporter la tétine que l’une des clientes a oublié. Kiki se propose de voler jusqu’à elle, et voilà l’élément déclencheur de l’histoire.
Dans le livre, Osono accouche dès le début de l’histoire, et c’est en tant que jeune maman qu’elle évolue dans le monde de Kiki. Miyazaki décide de prolonger sa grossesse : elle n’accouche qu’à la fin du film.
Là encore l’analogie avec la création artistique devient évidente. L’inspiration est quelque chose qui est reçu, qui grandit peu à peu à l’intérieur, et qui, lorsque le temps est mûr, doit impérativement sortir. Les écrivains connaissent fort bien le phénomène : on a une idée, on y pense, on y pense, on y pense, jusqu’au moment où a l’impression que l’assemblage est fini. A ce moment-là, on ressent comme une urgence, une impérieuse nécessité : il faut écrire. Là, maintenant. Il n’ a pas d’autre choix, pas d’autre alternative. C’est l’écriture ou l’angoisse de perdre un texte qui arrive.
Et effectivement : les textes qui sont le fruit de ces moments un peu miraculeux sont souvent des textes déjà finis, des textes qui nécessitent peu de retouches, comme si tout le travail d’écriture avait déjà eu lieu, à l’intérieur, et que l’acte de poser les mots sur un écran ou un papier, n’était qu’un accouchement.
Stephen King explique cela dans son livre sur l’écriture en prenant la métaphore d’un squelette enfoui et d’un processus de fouilles. Le rôle de l’écrivain n’est pas d’inventer, mais de déterrer quelque chose qui lui préexiste. C’est la même analogie, bien que dans une dimension un peu moins vivante (pour un écrivain d’horreur, c’est un minimum).
C’est également ce qu’on sait du processus créatif de Mozart. Il y a la fameuse anecdote qui raconte qu’il avait oublié d’écrire l’ouverture de Don Juan, et qu’il l’a écrite en un coup de vent, la veille de la première. Cerveau génial ? Inspiration d’un monde supérieur ? Peut-être, mais c’est surtout qu’il l’avait réfléchie longuement auparavant et qu’elle s’était déjà élaborée intérieurement. Il l’avait probablement jouée dans son esprit des centaines de fois. Losrqu’il s’est assis, une plume à la main devant ses portées, il ne s’agissait que de retranscrire tout cela.
Osono enceinte, écho de la création, mais Osono est également boulangère. Et nous avons vu comment Ursula incluait cela dans son équation qui posait l’équivalence entre la peinture et la magie qui permet de voler. Quel lien avec le pain et les brioches ?
Il est plus évident que ce qu’il parait : c’est une histoire de levain. Le levain est la représentation physique de l’étincelle que reçoivent les artistes. Il permet la transformation du matériau brut (les mots, les tubes de couleur) par le biais d’un processus interne, en une nouvelle réalité. De la farine, quelques ingrédients, du levain, du repos, de la cuisson et voilà une fournée de belles brioches fraîches !
Exactement comme dans le cas de Mozart qui laisse tourner l’ouverture des jours et des jours, où elle s’élabore, avant de sortir du four prête à être jouée.
Revenons à Kiki. Le film décrit les différentes aventures qui la font progresser et qui lui permettent de devenir de plus en plus adulte. Mais la crise majeure qu’elle va traverser est une crise qui est liée à son pouvoir, et qui permet donc, d’explorer les causes et les remèdes d’un phénomène que tous les artistes connaissent un jour ou l’autre : la panne d’inspiration. Le moment où ça ne veut plus.
La création artistique relève un peu, il est vrai, de la magie. Ce moment où l’inspiration se manifeste et où reçoit quelque chose qu’on ne savait pas qu’on voulait dire parait toujours un peu miraculeux. Et tous les artistes vivent avec une angoisse, heureusement diffuse la plupart du temps : et si ça s’arrêtait ? Et si on se présentait devant notre page, pour faire notre tour de magie, et que cette fois-là, la magie n’était plus au rendez-vous ? D’où les deux questions qui se posent à Kiki : pourquoi ? Et : que faire ?
Dans le cas de Kiki, la crise vient d’un élément extérieur : un jeune garçon avec qui elle est devenue amie au cours du film. Sa passion ? Voler. Il construit un avion propulsé par la seule force des jambes et espère qu’il fonctionnera d’ici l’été prochain.
La première fois qu’il lui montre son invention, il prend Kiki comme passagère sur son vélo et lui demande de faire contrepoids dans les virages. Ils vont de plus en plus vite, et soudain, ils manquent d’avoir un accident. L’appareil fait un bond, s’élève, retombe de façon plus ou moins incontrôlée. Ils sont sains et saufs.
Un peu plus tard Tombo demande à Kiki si elle a utilisé son pouvoir pour canaliser la chute. Elle répond que c’est possible, mais qu’elle ne s’en est pas aperçue. Ils continuent à discuter. Kiki explique qu’elle ne se souvient pas de son premier vol, mais que sa mère lui a toujours dit qu’elle n’avait pas eu peur. Elle dit également : « Voler c’est bien, mais quand on le fait pour gagner sa vie, c’est moins amusant. » Tombo est un peu envieux. Il répond : « Kiki tu n’as pas le droit de plaindre d’avoir le pouvoir de voler. Tu es une sorcière. »
En tous cas, le lien entre eux est scellé : le vol les unit et va servir de fil conducteur pour clore l’histoire.
Quelques instants plus tard, une voiture arrive. Plusieurs autres jeunes filles sont présentes, et elles invitent Tombo à venir visiter le dirigeable qui est posté un peu plus loin. Kiki est aussitôt un peu jalouse, et refuse d’aller avec eux. Ses sentiments sont un peu confus, elle n’arrive pas à mettre des mots dessus. « Kiki je ne sais pas ce qui m’arrive je rencontre un garçon gentil drôle il faut que je devienne odieuse où est passé la gentille kiki si joyeuse ? » Elle rentre chez elle en étant assez déprimée.
Le lendemain, quelque chose a changé : elle ne comprend plus sont petit chat, Jiji, dont elle parlait jusqu’à présent le langage. Elle n’entend plus qu’un miaulement ordinaire ! Aussitôt elle s’empare de son balai, inquiète, et voit sa crainte aussitôt confirmée : elle n’arrive plus à voler.
Elle ne peut que faire un constat amer : « mon pouvoir faiblit ». Et dans une autre tentative de s’envoler, elle casse même son balai, celui que lui avait donné sa mère.
Elle en sculpte un nouveau, et refuse de voir Tombo. Après plusieurs jours de déprime, Ursula arrive en ville, et c’est là que s’insère la séquence dont nous parlions au début, où elle va lui expliquer que peintre et sorcière, au fond, c’est un peu la même chose.
Kiki confirme qu’elle voit le lien entre la crise artistique qu’a traversé Ursula et son propre problème : « Je n’avais jamais pris le temps de réfléchir aux pouvoirs magiques. Je considérais l’apprentissage comme une tradition un peu dépassée. »
Autrement dit : elle faisait une utilisation inconsciente de son talent. Il y a à ce sujet une fable qui illustre tout à fait la question.
« Quelque part dans la canopée, un mille-pattes grimpait le long d’une branche, balançant ses centaines de paires de pattes en cadence. Un passereau la regardait du haut de l’arbre, fasciné par la synchronisation des membres du mille-pattes.
— Voilà un talent admirable, dit le passereau. Tu as plus de pattes que je ne peux compter. Comment fait-tu pour toute les bouger simultanément aussi facilement ?
— C’est vrai, se dit le mille-pattes. Comment est-ce que j’y arrive?
Il se retourna pour voir comment il s’y prenait et soudain, toutes les pattes s’entrechoquèrent et s’emmêlèrent comme de la vigne vierge.
Le passereau se mit à rire, tandis que le mille-pattes, rouge de confusion, se tordit au point de ressembler à un noeud et tomba de la branche jusqu’au sol.
Une fois par terre, le mille-pattes se rendit compte qu’il n’y avait que sa fierté qui avait été atteinte. Alors, lentement, doucement, membre après membre, il se releva. Avec de la patience et beaucoup de travail, il se mit à observer, à fléchir et à jouer avec ses appendices, jusqu’à être capable de se tenir debout et de marcher! Ce qui jusqu’à présent n’avait été que de l’instinct devint un savoir conscient. Il comprit qu’il n’était pas obligé d’avancer comme il l’avait fait jusqu’à présent, lentement, comme un vieux perclus de rhumatisme. Il était désormais capable non seulement de marcher mais aussi de courir et de sauter ! Alors, il écouta le chant des passereaux comme il ne l’avait jamais écouté auparavant, et il se laissa emporter par la musique. Maîtrisant à présent à la perfection toutes ses paires de pattes, il rassembla toutes ses forces, et, dans un style tout personnel, il se mit à danser, et il exécuta une danse éblouissante qui ravit toutes les créatures de son monde. »
Robert McKee, Story, dernier chapitre (Fade out), d’après une fable que lui racontait son père.
Les artistes, et notamment les écrivains, commencent souvent par utiliser leur art comme un médium pour exprimer un ressenti extrêmement fort. Comme si ils avaient un surplus de quelque chose et qu’ils trouvaient dans la création artistique une manière de le canaliser. Mais ça n’est souvent que le premier pas. Car pour donner naissance à des œuvres de qualité, l’artiste doit apprendre à faire passer cette énergie à travers une technique. L’inspiration sans le métier donne souvent des œuvres banales. Comme disait Rilke : écrire des poèmes à quinze ans, c’est banal. Ecrire encore des poèmes à quarante, c’est la marque d’un vrai poète. (Oui, mais Rimbaud. Certes).
Kiki se retrouve dans un premier déséquilibre : elle savait voler spontanément, maintenant il va falloir réapprendre à voler consciemment, mais en réalité pour découvrir comment mieux voler.
Mais ce n’est pas le seul déséquilibre qui la trouble. Car l’élément déclencheur de cet arrêt temporaire est une crise de jalousie. Kiki est en train de tomber amoureuse de Tombo, et voilà qu’un sentiment a marqué un temps d’arrêt. Tant qu’elle ne l’aura pas dépassé, tant qu’elle n’aura pas réussi à entrer en contact avec Tombo de façon plus authentique, elle reste coincé au sol.
Du point de vue de la création, c’est un message important. Le rapport amoureux, le couple, est un élément essentiel pour la création. Y compris lorsqu’il n’est pas concrétisé : on ne compte pas le nombre de livres ou de poèmes qui ont été inspirés par un partenaire idéal que l’artiste ne pouvait pas avoir. (On ne compte pas le nombre de livres dédiés à un amoureux ou une amoureuse.)
Cela correspond à quelque chose de très profond sur le plan psychologique. Tout se passe comme si la création ne pouvait avoir lieu que lorsque l’animus et l’anima sont en lien l’un avec l’autre. L’inspiration semble être du côté de l’anima, mais tant qu’elle existe séparée de l’animus, aucun receptacle n’existe pour recueillir son murmure. Tant que Kiki ne veut pas voir Tombo, elle ne peut plus voler.
Les deux déséquilibres que traverse la petite sorcière vont être résolu dans le dernier acte du film. Un grand vent se lève. Dans cette région, en été, comme le rappelle la vieille dame, c’est absolument normal. Mais voilà que le dirigeable était censé repartir, et qu’il devient incontrôlable. Un groupe d’hommes essaye de retenir le dernier câble. Trop tard : la machine est trop lourde, et est emportée. Seul un jeune homme tient encore la corde, et se retrouve propulsé dans les airs. C’est Tombo.
Kiki est terrifiée. Il faut qu’elle fasse quelque chose. Ni une ni deux, elle part, emprunte un balais à un éboueur et se remet à voler. Du point de vue de l’histoire, on comprend pourquoi : elle veut sauver son amoureux et déploie une énergie insoupçonnée. Mais le sens métaphorique s’aligne parfaitement : le lien avec Tombo étant redevenu évident, le lien entre l’anima et l’animus étant parfaitement rétabli, elle peut désormais à nouveau voler.
Elle sauve Tombo, et est acclamée par la foule. Tout est en rentré dans l’ordre ?
Presque. Dans la boulangerie, Osono, qui regarde le triomphe de Kiki à la télé se met à avoir des contractions. Le bébé arrive ! A nouveau, sur le plan de l’histoire c’est logique : une grossesse finit par un accouchement et si elle est enceinte au début, on s’attend à voir le bébé à la fin. Mais cela fonctionne également sur le plan métaphorique : maintenant que l’animus et l’anima sont en lien et qu’ils savent voler, c’est à dire, maintenant qu’ils maîtrisent le processus de création, alors l’œuvre est mûre : elle peut sortir.
Et Kiki ? Elle a le dernier mot. Son chat, Jiji, perché sur son épaule, miaule. Kiki ne comprend plus son langage. Aurait-elle perdu un peu de son pouvoir* ?
C’est Miyazaki lui-même qui donne la clé dans une interview : « la magie (de Kiki) est devenue encore plus profonde. En gagnant quelque chose, elle a perdu quelque chose d’autre**. ». En réalité Kiki a fait un bond qualitatif : elle a progressé dans son pouvoir, et le mutisme de Jiji en est la preuve.
Maintenant, de grandes choses peuvent s’accomplir : de grands vols peuvent avoir lieu. Et le film s’achève sur un générique où l’on voit Tombo voler dans l’avion qu’il a construit, accompagné par Kiki sur son balai. Magnifique image du vol de l’animus et de l’anima amoureux et du couple créateur.
*Dans la version originale. Dans la version anglaise, il est sous-entendu que Kiki peut à nouveau parler à son chat.
**Film documentaire « Le Royaume des Rêves et de la Folie[夢と狂気の王国] » (Remarques de Hayao Miyazaki)