Cet article fait suite à celui-ci, qui traitait des deux premières parties du film. Il contient des éléments clé de l’histoire.
L’Acte III est l’acte central du film. C’est le plus long, et c’est en général celui-là dont on se souvient, des années après. A la fois par son thème (l’ordinateur qui devient trop humain) et par sa dramaturgie.
Cela commence par un carton qui indique : « Mission Jupiter : 18 mois plus tard ».
Un long vaisseau occupe tout l’écran et avance lentement. A l’intérieur, quelqu’un court. Plan horizontal à nouveau, l’homme fait de l’exercice dans une structure circulaire, condition nécessaire pour obtenir de la gravité dans l’espace, et nouvelle occasion pour Kubrick de nous montrer des images complètement inédites.
Le long de la paroi, on distingue trois structures blanches qui ressemblent fort à des cercueils : on apprendra bientôt que ce sont des caissons d’hibernation dans lesquels dorment trois scientifiques supplémentaires.
Par le biais d’un reportage et d’une interview, on apprend tous les éléments narratifs dont on a besoin pour vivre ensuite la dramaturgie de l’acte. Cinq scientifiques ont été sélectionnés et entraînés pour participer à une mission sur Jupiter. Trois ont été mis en hibernation (un « sommeil sans rêves ») afin de ne pas dépenser de ressources inutiles pendant le voyage. Il y a également un sixième membre de l’équipage, un membre non-humain, un ordinateur central qui s’appelle HAL-9000. Celui-ci est connecté à un ensemble de caméras qui lui servent d’yeux (des cercles bleu/gris/rouge), et dispose d’une interface vocale qui lui permet de parler comme si on avait affaire à un être humain.
On le présente comme pouvant « imiter la plupart des activités du cerveau humain », mais on insiste surtout sur le fait qu’il est incapable de commettre la moindre erreur. Le HAL 9000 est l’ordinateur le plus parfait jamais conçu. Le présentateur du reportage note même : « on peut avoir l’impression qu’il est capable d’émotion », avant de conclure : « savoir si il a des sentiments est une question à laquelle personne ne peut répondre ».
Et c’est effectivement un débat qui remonte aux premiers ordinateurs et à laquelle on n’a en réalité toujours pas de réponse. Le débat peut être résumé ainsi : si un ordinateur arrive à faire montre de tous les signes extérieurs d’une conscience, cela signifie-t-il qu’il a une conscience ?
Jusqu’à présent, les ordinateurs étaient encore en leur enfance : la question n’était que théorique. Mais voilà qu’en 2022, elle surgit dans l’actualité. Un employé de Google a donné l’alerte : l’intelligence artificielle de sa compagnie a, d’après lui, franchi le seuil de la conscience, et a le niveau d’un enfant de sept ans. Pire : voilà qu’elle veut poursuivre Google en justice !
La question revient : est-elle vraiment consciente, ou est-ce uniquement une grosse machine à écrire qu’on a programmée pour avoir l’air consciente ?
Aujourd’hui Google, mais à l’époque l’industrie informatique était dominée par IBM : reculons chaque lettre d’un cran pour voir comment, par allusion à peine voilée, Kubrick insère 1968 en 2001.
Deuxième tableau : la vie à bord.
Franck reçoit une vidéo de ses parents qui lui souhaitent un joyeux anniversaire et en profitent pour lui donner tout un tas de messages, qui vont de sa popularité à l’école ou à une question de comptabilité. Dans la scène suivante, Franck joue aux échecs avec HAL et se fait (surprise) battre. Hal ne manque pas de le remercier.
Le plan d’après, Frank dessine. On peut imaginer qu’après plusieurs mois à se faire battre aux échecs par un ordinateur à l’œil rouge, il ait besoin d’un peu de beauté. Celle-ci passe à travers le dessin et, en l’occurrence, le dessin des collègues en hibernation. HAL demande à voir les dessins, et complimente Frank. Voilà qu’il aurait de l’intérêt pour l’art ?
Puis il pose une question « personnelle ». A-t-il déjà eu des doutes sur la mission ? Frank répond que non, mais il voudrait savoir pourquoi. HAL explique qu’il trouve qu’il y a des choses étranges dans cette mission. Des histoires bizarres qu’on racontait avant le départ, des rumeurs sur le fait qu’on ait excavé quelque chose sur la Lune. Sans compter que toute la mission a été préparée dans le plus grand secret et que par exemple les scientifiques en hibernation ont été amenés à bord séparément.
Puis, ayant fait part de ces doutes, HAL mentionne qu’il y a une erreur sur le module AE35 (un système de communication) et qu’il y a 70% de chances qu’il tombe en panne dans les 72 heures.
Après vérification avec l’équipe restée sur Terre, on décide du changement le module.
Troisième tableau : le changement.
La bande son se détache à l’instant où elle commence. On entend deux choses uniquement : la respiration et l’air comprimé, comme une danse à deux temps entre l’homme et la machine.
Frank change le module défectueux et le ramène pour examen. Il le contrôle avec son collègue sous l’œil attentif de HAL. Mais voilà : il ne trouve rien.
HAL dit de sa voix monocorde : « oui, c’est étrange. Je ne pense pas avoir jamais vu quelque chose comme ça ».
Frank demande à Hal comment il explique cela. Ce dernier attribue aussitôt cela à l’erreur humaine. Lorsque quelque chose de ce style est arrivé, c’était toujours une erreur humaine.
Frank demande alors à son collègue de lui donner un coup de main : il a un problème avec le transmetteur du module.
Le collègue le suit et les deux hommes s’isolent dans le petit véhicule sphérique qui leur permet de sortir du vaisseau. Frank coupe toute communication avec l’extérieur, et, après avoir vérifié que HAL n’entend pas, les deux hommes ont une conversation à bâtons rompus.
La première chose qu’ils notent, c’est que c’était l’idée de HAL de vérifier le module défectueux. Ils tombent d’accord sur le fait que si il a commis une erreur, alors il n’y a qu’une chose à faire : le déconnecter.
Aucune unité HAL 9000 n’a jamais été déconnectée : l’un des deux astronautes se demande ce que l’ordinateur en penserait.
La caméra passe à l’extérieur : HAL n’entend rien, mais de son œil rouge inquisiteur, il voit. Et il voit les lèvres des deux hommes qui bougent et qui complotent, qui complotent pour peut-être le débrancher.
Nous sommes à 1h27 de film, et, comme il est d’usage à l’opéra, il y un entracte. Le mot apparaît sur l’écran, et laisse bientôt place à un écran noir et à trois minutes de musique.
Le nouveau tableau reprend la musique duelle respiration / air comprimé. Frank sort en combinaison spatiale pour changer le module, mais HAL s’empare des commandes du petit vaisseau et coupe l’arrivée d’air du cosmonaute, qui s’étouffe et se met à dériver dans l’espace.
Croyant à un accident, Dave demande à HAL : « est-ce que tu sais ce qu’il s’est passé ? » Ce à quoi il répond placidement : « Je suis désolé Dave, je n’ai pas suffisamment d’informations ».
Dave prend un deuxième petit véhicule et part chercher le corps de son collègue. Pendant qu’il est hors de la navette, HAL en profite pour débrancher les trois scientifiques qui étaient en hibernation.
La séquence est un modèle de narration cinématographique. Par le seul jeu de la juxtaposition d’images, elle montre un assassinat par machine interposée :
Plan sur les constantes vitales. Plan sur les visages. Plan sur HAL. Plan sur un message : « fonctions vitales critiques ». Plan sur les constantes qui s’embrouillent et qui deviennent plates une à une. Plan sur un message : « fonctions vitales achevées ». Plan sur le couloir silencieux. Long plan sur l’œil de HAL.
A ce moment-là, le spectateur ne peut que conclure que l’ordinateur est un assassin. Il a un plan, il est déterminé : que va pouvoir faire Dave ?
Ce dernier revient vers le vaisseau avec le corps de Frank, et demande à HAL d’ouvrir. S’ensuit un dialogue qui semble donner une explication à tout ça :
– Est-ce que tu me reçois ?
– Affirmatif Dave, je te reçois.
– […] Quel est le problème ?
– La mission est trop importante pour que je te permette de la compromettre.
Dave parvient néanmoins à entrer dans le vaisseau, et dans la séquence qui suit, il va débrancher HAL.
La séquence est tragique : HAL comprend ce qu’il va se passer et passe par tout un tas d’étapes. Il commence par essayer de raisonner Dave, puis il s’excuse, il le supplie. Enfin, alors que ses circuits sont déconnectés un par un, il dit simplement :
– Stop Dave, j’ai peur. J’ai peur, Dave.
Plus d’un spectateur a versé une larme sur la mort de HAL, un ordinateur qui s’éteint en chantant la première chanson que lui a apprise son créateur.
Le mot créateur est ici le bon : c’est au moment où l’être humain va franchir une étape dans son développement spirituel qu’il se retrouve en position de transmettre la conscience. Non pas la vie au sens biologique, mais la vie au sens métaphysique : la capacité d’être un sujet. Ce qui se joue dans ce vaisseau à destination de Jupiter, c’est le moment où le roseau devient pensant, où la poussière de silicium, forgée en circuits imprimés, donne lieu à quelque chose de plus.
HAL n’a jamais malfonctionné : il a analysé une situation et a décidé de la meilleure façon d’agir. Mais le moment où il contemple sa propre finitude est le moment où l’étincelle est évidente. Jusque là on se demandait encore si c’était une machine sophistiquée ou une vraie intelligence. Avait-il menti ou avait-il commis une erreur ? Etait-ce un bug (le premier de la série des 9000) ou était-ce une erreur humaine, comme lui-même le prétendait ?
A partir du moment où HAL, ayant épuisé toutes les possibilités logiques pour ne pas être débranché, dit simplement : j’ai peur, on comprend qu’il y a bien peut-être un fantôme dans l’ordinateur (1). La suite n’en est que plus tragique : Dave débranche la première conscience non humaine jamais répertoriée. Tragique, mais justice également : elle a tué quatre membres d’équipage.
Une fois HAL débranché, une vidéo se lance automatiquement et révèle à Dave le but véritable de la mission. Il en est le seul survivant : sur lui repose désormais la suite de l’histoire, et de l’Histoire.
(1) L’expression « fantôme dans la machine » est due au philosophe anglais Gilbert Rye, qui l’utilisait pour critiquer le dualisme cartésien. Elle a été popularisée par le titre éponyme d’un livre de Arthur Koestler, avant d’être changée légèrement en « ghost in the shell » pour le manga cyberpunk de Masamune Shirou. C’est devenu une expression classique pour désigner le problème de la conscience apparaissant dans une machine.